« Nous voudrions montrer que l'Ego n'est ni formellement ni matériellement dans la conscience ; il est dehors dans le monde ; c'est un être du monde, comme l'Ego d'autrui. »
« J'étais absorbé tout à l'heure dans ma lecture…Tandis que je lisais, il y avait conscience du livre, des héros du roman, mais le Je n'habitais pas cette conscience... ».
Cette affirmation qu'on peut juger incertaine,
Sartre la complète par des considérations théoriques, faisant intervenir plusieurs degrés de conscience : une conscience irréfléchie d'où le « Je » est absent, et un deuxième degré réfléchi où naît le « Je » dans le « Je pense ».
Ce qui fait dire à
Sartre : « la conscience qui dit « Je pense » n'est précisément pas celle qui pense. ».
Il parle alors d'une conscience réfléchie et d'une conscience réfléchissante, conscience d'elle-même, non-positionnelle, non-thétique. C'est le genre de vocabulaire technique et de difficultés qu'on retrouve dans
l'Etre et le Néant. Certes, il ne manque pas d'illustrations tirées d'expériences concrètes, mais elles sont traitées d'une manière phénoménologique qui exige une certaine discipline, en quête de pureté.
Ce livre revient à la source de cette discipline avec
Husserl, en examinant le moment où, précisément, ce dernier semble renoncer à l'objectif initial, dans un tournant dit « subjectiviste ».
La phénoménologie invite à clarifier son « attitude naturelle », or ce « Je » qui se manifeste comme la source de la conscience, apparaît voilé, « mal distinct à travers la conscience comme un caillou au fond de l'eau ». En regardant cette chaise où je suis assis, je devrais dire de façon impersonnelle, « il y a conscience de cette chaise », rien de plus.
De même, face à Pierre-devant-être-secouru, il y a une conscience qui n'a pas besoin d'un « d'amour propre » dissimulé, pour s'engager à secourir Pierre. Mais je peux toujours croire que derrière l'action de le secourir, il n'y a que le désir inconscient de faire cesser l'état désagréable où m'a mis la vue de ces souffrances.
Sartre maintient que « l'état apparaît à la conscience réflexive » et que cette action se place sur un plan réfléchi comme toute action égoïste, alors que sur un plan irréfléchi se place la vie impersonnelle.
Si maintenant je suis dans un état de haine envers Pierre, je l'éprouve réellement et je le manifeste à l'occasion. Mais il peut alors m'arriver de penser après coup, que j'étais juste sous le coup de la colère. Dans ces moments-là, il n'est pas douteux que j'éprouve un sentiment de répulsion, mais comme émanant par magie de l'état inerte de haine.
De la sorte, en tous les cas, je n'engagerai pas l'avenir, « mais précisément par ce refus d'engager l'avenir, je cesserai de haïr. »
“Moi, j'ai pu faire ça !”, “Moi, je puis haïr mon père !”
L'état de haine procède d'une spontanéité inintelligible. C'est une production poétique de l'Ego, à ne pas confondre avec la liberté. En effet, si on se souvient que les consciences sont premières, l'Ego se présente comme un objet passif constitué comme la synthèse des états et des actions constitués eux-mêmes à travers les consciences.
De là, cette irrationalité profonde, cette pseudo-spontanéité qui n'est qu'une projection de la conscience.
Sartre veut entraîner le lecteur à distinguer l'Ego, comme synthèse du psychique, de la conscience qui le constitue. « Nous sommes des sorciers pour nous-mêmes chaque fois que nous considérons notre Moi ».
On retrouve les thèmes récurrents de ce livre : la spontanéité pure est impersonnelle. L'Ego est opaque à la conscience.
La liberté, dans ce livre, n'est pas celle que Bergson trouve dans son « essai sur les données immédiates de la conscience ». L'opacité de l'Ego saisie comme indistinction, comme « l'intériorité vue du dehors », « c'est ce qu'on trouve chez le Dieu de nombreux mystiques ». Bergson est encore visé, et à travers cette critique, c'est l'athéisme de
Sartre qui tranche précisément.
Après plusieurs tentatives pour aborder
L'Etre et le Néant, j'ai trouvé ce livre antérieur, qui reste difficile, mais qui donne une nouvelle chance pour tenter de suivre la pensée de
Sartre. le thème passionnant de la mauvaise foi, qu'il étudiera, trouve ici quelques racines.
« le Champ transcendantal, purifié de toute structure égologique, recouvre sa limpidité première. En un sens c'est un rien puisque tous les objets physiques, psycho-physiques et psychiques, toutes les vérités, toutes les valeurs sont hors de lui, puisque mon Moi a cessé, lui-même d'en faire partie. Mais ce rien est tout puisqu'il est conscience de tous ces objets ».
Ce qui m'intéresse dans les bons livres, c'est d'aborder par surprise des situations concrètes, familières ou singulières. Ce livre très court et très dense ouvre des horizons. Je terminerai donc ce commentaire, par une situation singulière d'abord décrite par Janet dans son livre « Les névroses », où
Sartre trouve l'illustration d'une liberté vertigineuse. Il est particulièrement piquant de tenter de rapporter ce sens de la liberté à une autre citation célèbre : « Jamais nous n'avons été aussi libres que sous l'occupation allemande ».
« Une jeune mariée avait la terreur, quand son mari la laissait seule, de se mettre à la fenêtre et d'interpeller les passants à la façon des prostituées. Rien dans son éducation, dans son passé, ni dans son caractère ne peut servir d'explication à une crainte semblable. Il nous parait simplement qu'une circonstance sans importance (lecture, conversation, etc.) avait déterminé chez elle ce qu'on pourrait appeler un vertige de la possibilité. Elle se trouvait monstrueusement libre et cette liberté vertigineuse lui paraissait à l'occasion de ce geste qu'elle avait peur de faire. Mais ce vertige n'est compréhensible que si la conscience s'apparait soudain à elle-même comme débordant infiniment dans ses possibilités le « Je » qui lui sert d'unité à l'ordinaire. »