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EAN : 9782012581593
96 pages
Hachette Livre BNF (01/05/2012)
5/5   1 notes
Résumé :
Lettre sur la musique françoise , par J.-J. RousseauDate de l'édition originale : 1753Le présent ouvrage s'inscrit dans une politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature Française mise en place avec la BNF.HACHETTE LIVRE et la BNF proposent ainsi un catalogue de titres indisponibles, la BNF ayant numérisé ces Œuvres et HACHETTE LIVRE les imprimant à la demande.Certains de ces ouvrages reflètent des courants de pensée caractéristiques de leur ... >Voir plus
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Citations et extraits (35) Voir plus Ajouter une citation
Pour résumer en peu de mots mon sentiment sur le célèbre monologue, je dis que si on l'envisage comme du chant, on n'y trouve ni mesure, ni caractère, ni mélodie : si l'on veut que ce soit du récitatif, on n'y trouve ni naturel ni expression ; quelque nom qu'on veuille lui donner, on le trouve rempli de sons filés, de trilles et autres ornements du chant bien plus ridicules encore dans une pareille situation qu'ils ne le sont communément dans la musique française. La modulation en est régulière, mais puérile par cela même, scolastique, sans énergie, sans affection sensible. L'accompagnement s'y borne à la basse-continue, dans une situation où toutes les puissances de la musique doivent être déployées; et cette basse est plutôt celle qu'on ferait mettre à un écolier sous sa leçon de musique, que l'accompagnement d'une vive scène d'opéra, dont l'harmonie doit être choisie et appliquée avec un discernement exquis pour rendre la déclamation plus sensible et l'expression plus vive. En un mot si l'on s'avisait d'exécuter la musique de cette scène sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne serait pas possible d'y rien démêler d'analogue à la situation qu'elle veut peindre et aux sentiments qu'elle veut exprimer, et tout cela ne paraîtrait qu'une ennuyeuse suite de sons modulée au hasard et seulement pour la faire durer.

Cependant ce monologue a toujours fait, et je ne doute pas qu'il ne fît encore un grand effet au théâtre, parce que les vers en sont admirables et la situation vive et intéressante. Mais sans les bras et le jeu de l'actrice, je suis persuadé que personne n'en pourrait souffrir le récitatif, et qu'une pareille musique a grand besoin du secours des yeux pour être supportables aux oreilles.

Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n'en est pas susceptible ; que le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n'est point du récitatif. D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir 17 ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.

Je suis, etc.

1 - Il n'y a peut-être quatre symphonistes français qui sachent la différence de piano et dolce, et c'est fort inutilement qu'ils la sauraient ; car qui d'entre eux serait en état de la rendre ?

2 - Il a été un temps, dit Mylord Schaftesbury, où l'usage de parler français avait mis parmi nous la musique française à la mode. mais bientôt la musique italienne nous montrant la mature de plus près, nous dégoûta de l'autre, et nous la fit apercevoir aussi lourde, aussi plate, et aussi maussade qu'elle l'est en effet.

3 - Plusieurs condamnent l'exclusion totale que les amateurs de musique donnent sans balancer à la musique française ; ces modérés conciliateurs ne voudraient pas de goûts exclusifs, comme si l'amour des bonnes choses devait faire goûter les mauvaises.

4 - C'est donner toute la faveur à la musique française, que de s'y prendre ainsi : car ces notes sous-entendues dans l'italienne, ne sont pas moins de l'essence de la mélodie que celles qui sont sur le papier. Il s'agit moins de ce qui est écrit que de ce qui doit se chanter, et cette manière de noter doit seulement passer pour une sorte d'abréviation, au lieu que les cadences et les ports de voix du chant français sont bien, si l'on veut, exigés par le goût, mais ne constituent point la mélodie et ne sont pas de son essence ; c'est pour elle une sorte de fard qui couvre sa laideur sans la détruire, et qui ne la rend que plus ridicule aux oreilles sensibles.

5 - Nos musiciens prétendent tirer un grand avantage de cette différence : disent-ils avec leur fierté accoutumée, Ils ne voient pas qu'ils devraient tirer une conséquence toute contraire et dire.

6 - Au reste, c'est une erreur de croire qu'en général les chanteurs italiens ayent moins de voix que les français. Il faut au contraire qu'ils ayent le timbre plus fort et plus harmonieux pour pouvoir se faire entendre sur les théâtres immenses de l'Italie, sans cesser de ménager les sons, comme le veut la musique italienne. Le chant français exige tout l'effort des poumons, toute l'étendue de la voix; plus fort, nous disent nos maîtres, enflez les sons, ouvrez la bouche, donnez toute votre voix. Plus doux, disent les maîtres italiens, ne forcez point, chantez sans gêne, rendez vos sons doux, flexibles et coulants, réservez les éclats pour ces moments rares et passagers où il faut surprendre et déchirer. Or il me paraît que dans la nécessité de se faire entendre, celui-là doit avoir plus de voix, qui peut se passer de crier.

7 - Pour ne pas sortir du genre comique, le seul connu à Paris, voyez les airs, Quando sciolto avrò il contratto, etc. Io ò un vespajo, etc. O questo o quello t'ai a risolvere, etc. A un gusto da stordire, etc. Stizzoso mio, stizzoso, etc. Io sono una Donzella, etc. Quanti maestri, quanti dottori, etc. I Sbirri già lo aspettano, etc. Ma dunque il testamento, etc. Senti me, se brami stare, etc. tous caractères d'airs dont la musique française n'a pas les premiers éléments, et dont elle n'est pas en état d'exprimer un seul mot.

8 - Je me conterai d'en citer un seul exemple, mais très frappant; c'est l'air Se pur d'un infelice, etc. de la Fausse Suivante; air très pathétique sur un mouvement très gai, auquel il n'a manqué qu'une voix pour le chanter, un orchestre pour l'accompagner, des oreilles pour l'entendre, et la seconde partie qu'il ne fallait pas supprimer.

9 - On en trouve des exemples fréquents dans les intermèdes qui nous ont été donnés cette année, entre autres dans l'air a un gusto da stordire du maître de musique, dans celui son Padrone de la femme orgueilleuse, dans celui vi sto ben du Tracollo, dans celui tu non pensi no signora de la Bohémienne, et dans presque tous ceux qui demandent du jeu

10 - On trouvera le mot diminution dans le quatrième volume de l'Encyclopédie.

11 - Les Italiens ne sont pas eux-mêmes tout à fait revenus de ce préjugé barbare. Ils se piquent encore d'avoir dans leurs églises de la musique bruyante; ils ont souvent des messes et des motets à quatre choeurs, chacun sur un dessein différent ; mais les grands maîtres ne font que rire de tout ce fatras. Je me souviens que Terradeglias me parlant de plusieurs motets de sa composition où il avait mis des choeurs travaillés avec un grand soin, était honteux d'en avoir fait de si beaux, et s'en excusait sur sa jeunesse ; autrefois, disait-il, j'aimais à faire du bruit ; à présent je tâche de faire de la musique.

12 - L'Abbé Du Bos se tourmente beaucoup pour faire honneur aux Pays-Bas du renouvellement de la musique, et cela pourrait s'admettre, si l'on donnait le nom de musique à un continuel remplissage d'accords ; mais si l'harmonie n'est que la base commune et que la mélodie seule constitue le caractère, non seulement la musique moderne est née en Italie, mais il y a quelque apparence que dans toutes nos langues vivantes, la musique italienne est la seule qui puisse réellement exister. Du temps d'Orlande et de Goudimel, on faisait de l'harmonie et des sons, Lully y a joint un peu de cadence ; Corelli, Buononcini, Vinci et Pergolèse, sont les premiers qui aient fait de la musique.

13 - On peut remarquer à l'orchestre de notre Opéra, que dans la musique italienne les quintes ne jouent presque jamais leur partie quand elle est à l'octave de la basse ; peut-être ne daigne-t-on pas même la copier en pareil cas. Ceux qui conduisent l'orchestre ignoreraient-ils que ce défaut de liaison entre la basse et le dessus rend l'harmonie trop sèche ?

14 - Cela se prouve par la durée des Opéra de Lully, beaucoup plus grande aujourd'hui que de son temps, selon le rapport unanime de tous ceux qui les ont vus anciennement. Aussi toutes les fois qu'on redonne ces Opéras est-on obligé d'y faire des retranchements considérables.

15 - J'avais espéré que le sieur Caffarelli nous donnerait, au concert spirituel, quelque morceau de grand récitatif et de chant pathétique, pour faire entendre une fois aux prétendus connaisseurs ce qu'ils jugent depuis si longtemps ; mais sur ses raisons pour n'en rien faire, j'ai trouvé qu'il connaissait encore mieux que moi la portée de ses auditeurs.

16 - Je suis contraint de franciser ce mot pour exprimer le battement de gosier que les Italiens appellent ainsi, parce que me trouvant à chaque instant dans la nécessité de me servir du mot de cadence dans une autre acception, il ne m'était pas possible d'éviter autrement des équivoque continuelles.

17 - Je n'appelle pas avoir une musique que d'emprunter celle d'une autre langue pour tâcher de l'appliquer à la sienne, et j'aimerais mieux que nous gardassions notre maussade et ridicule chant, que d'associer encore plus ridiculement la mélodie italienne à la langue française. Ce dégoûtant assemblage, qui peut-être fera désormais l'étude de nos musiciens, est trop monstrueux pour être admis, et le caractère de notre langue ne s'y prêtera jamais. tout au plus quelques pièces comiques pourront-elles passer en faveur de la symphonie ; mais je prédis hardiment que le genre tragique ne sera pas même tenté. On a applaudi cet été à l'Opéra comique l'ouvrage d'un homme de talent qui paraît avoir écouté la bonne musique avec de bonnes oreilles, et qui en a traduit le genre en français d'aussi près qu'il était possible ; ses accompagnements sont bien imités sans être copiés, et s'il n'a point fait de chant, c'est qu'il n'est pas possible d'en faire. Jeunes musiciens qui vous sentez du talent, continuez de mépriser en public la musique italienne, je sens bien que votre intérêt présent l'exige, mais hâtez-vous d'étudier en particulier cette langue et cette musique, si vous voulez pouvoir tourner un jour contre vos camarades
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Le récitatif est nécessaire dans les drames lyriques, 1. Pour lier l'action et rendre le spectacle un. 2. Pour faire valoir les airs, dont la continuité deviendrait insupportable. 3. Pour exprimer une multitude de choses qui ne peuvent ou ne doivent point être exprimées par la musique chantante et cadencée. La simple déclamation ne pouvait convenir à tout cela dans un ouvrage lyrique, parce que la transition de la parole au chant, et surtout du chant à parole, a une dureté à laquelle l'oreille se prête difficilement, et forme un contraste ridicule qui détruit toute l'illusion, et par conséquent l'intérêt ; car il y a une sorte de vraisemblance qu'il faut conserver, même à l'Opéra, en rendant le discours tellement uniforme, que le tout puisse être pris au moins pour une langue hypothétique. Joignez à cela que le secours des accords augmente l'énergie de la déclamation harmonieuse, et dédommage avantageusement de ce qu'elle a de moins naturel dans les intonations.

Il est évident, d'après ces idées, que le meilleur récitatif, dans quelque langue que ce soit, si elle a d'ailleurs les conditions nécessaires, est celui qui approche le plus de la parole ; s'il y en avait un qui en approchât tellement, en conservant l'harmonie qui lui convient, que l'oreille ou l'esprit pût s'y tromper, on devrait prononcer hardiment que celui-là aurait atteint tout la perfection dont aucun récitatif puisse être susceptible.

Examinons maintenant sur cette règle ce qu'on appelle en France, récitatif, et dites-moi, je vous prie, quel rapport vous pouvez trouver entre ce récitatif et notre déclamation? Comment concevrez-vous jamais que la langue française dont l'accent est si uni, si simple, si modeste, si peu chantant, soit bien rendue par les bruyantes et criardes intonations de ce récitatif, et qu'il y ait quelque rapport entre les douces inflexions de la parole et ces sons soutenus et renflés, ou plutôt ces cris éternels qui font le tissu de cette partie de notre musique encore plus même que des airs? Faites, par exemple, réciter à quelqu'un qui sache lire, les quatre premiers vers de la fameuse reconnaissance d'Iphigénie. A peine reconnaîtrez-vous quelques légères inégalités, quelques faibles inflexions de voix dans un récit tranquille, qui n'a rien de vif ni de passionné, rien qui doive engager celle qui le fait à élever ou abaisser la voix. Faites ensuite réciter par une de nos actrices ces mêmes vers sur la note du musicien, et tâchez, si vous le pouvez, de supporter cette extravagante criaillerie, qui passe à chaque instant de bas en haut et de haut en bas, parcourt sans sujet toute l'étendue de la voix, et suspend le récit hors de propos pour filer de beaux sons sur des syllabes qui ne signifient rien, et qui ne forment aucun repos dans le sens!
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L'impossibilité d'inventer des chantes agréables obligerait les compositeurs à tourner tous leurs soins du côté de l'harmonie, et faute de beautés réelles, ils y introduiraient des beautés de convention, qui n'auraient presque d'autre mérite que la difficulté vaincue; au lieu d'une bonne musique, ils imagineraient une musique savante ; pour suppléer au chant, ils multiplieraient les accompagnements ; il leur en coûterait moins de placer beaucoup de mauvaises parties les unes au-dessus des autres, que d'en faire une qui fût bonne. Pour ôter l'insipidité, ils augmenteraient la confusion ; ils croiraient faire de la musique et ils ne feraient que du bruit.

Un autre effet qui résulterait du défaut de mélodie, serait que les musiciens n'en ayant qu'une fausse idée, trouveraient partout une mélodie à leur manière : n'ayant pas de véritable chant, les parties de chant ne leur coûterait rien à multiplier, parce qu'ils donneraient hardiment ce nom à ce qui n'en serait pas ; même jusq'à la basse-continue, à l'unisson de laquelle ils feraient sans façon réciter, les basses-tailles, sauf à couvrir le tout d'une sorte d'accompagnement, dont la prétendue mélodie n'aurait aucun rapport à celle de la partie vocale. Partout où ils verraient des notes ils trouveraient du chant, attendu qu'en effet leur chant ne serait que des notes. Voces, praetereàque nihil.

Passons maintenant à la mesure, dans le sentiment de laquelle consiste en grande partie la beauté et l'expression du chant. La mesure est à peu près à la mélodie ce que la syntaxe est au discours : c'est elle qui faut l'enchaînement des mots, qui distingue les phrases et qui donne un sens, une liaison au tout. Toute musique dont on ne sent point la mesure ressemble, si la faute vient de celui qui l'exécute, à une écriture en chiffres, dont il faut nécessairement trouver la clef pour en démêler le sens ; mais si en effet cette musique n'a pas de mesure sensible, ce n'est alors qu'une collection confuse de mots pris au hasard et écrits sans suite, auxquels le lecteur ne trouve aucun sens, parce que l'auteur n'y en a point mis.

J'ai dit que toute musique national tire son principal caractère de la langue qui lui est propre, et je dois ajouter que c'et principalement la prosodie de la langue qui constitue ce caractère. Comme la musique vocale a précédé de beaucoup l'instrumentale, celle-ci a toujours reçu de l'autre ses tours de chant et sa mesure, et les diverses mesures de la musique vocale n'ont pu naître que des diverses manières dont on pouvait scander le discours et placer les brèves et les longues les unes à l'égard des autres : ce qui est très évident dans la musique grecque, dont toutes les mesures n'étaient que les formules d'autant de rythmes fournis par tous les arrangements des syllabes longues ou brèves, et des pieds dont la langue et la poésie étaient susceptibles. De sorte que quoiqu'on puisse très bien distinguer dans le rythme musicale la mesure de la prosodie, la mesure du vers, et la mesure du chant, il ne faut pas douter que la musique la plus agréable, ou du moins la mieux cadencée, ne soit celle où ces trois mesures concourent ensemble le plus parfaitement qu'il est possible.

Après ces éclaircissements, je reviens à mon hypothèse, et je suppose que la même langue, dont je viens de parler, eût une mauvaise prosodie, peu marquée, sans exactitude et sans précision, que les longues et les brèves n'eussent pas entre elles en durée et en nombres des rapports simples et propres à rendre le rythme agréable, exact, régulier ; qu'elle eût des longues plus ou moins longues les unes que les autres, des brèves plus ou moins brèves, des syllabes ni brèves ni longues, et que les différences des unes et des autres fussent indéterminées et presque incommensurables : il est clair que la musique nationale étant contrainte de recevoir dans sa mesure les irrégularités de la prosodie, n'en aurait qu'une fort vague, inégale et très peu sensible; -- que le récitatif se sentirait, surtout , de cette irrégularité ; qu'on ne saurait presque comment y faire accorder les valeurs des notes et celles des syllabes ; qu'on serait contraint d'y changer de mesure à tout moment, et qu'on ne pourrait jamais y rendre les vers dans un rythme exact et cadencé ; que même dans les airs mesurés tous les mouvements seraient peu naturels et sans précision ; que pour peu de lenteur qu'on joignît à ce défaut, l'idée de l'égalité des temps se perdrait entièrement dans l'esprit du chanteur et de l'auditeur, et qu'enfin la mesure n'étant plus sensible, ni ses retours égaux, elle ne serait assujettie qu'au caprice du musicien, qui pourrrait à chaque instant la presser ou la ralentir à son gré, de sorte qu'il ne serait pas possible dans un concert de se passer de quelqu'un qui la marquât à tous, selon la fantaisie ou la commodité d'un seul.
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C'est ainsi que les acteurs contracteraient tellement l'habitude de s'asservir la mesure, qu'on les entendrait même l'altérer à dessein dans les morceaux où le compositeur serait une faute contre la composition, et la suivre en serait une contre le goût du chant ; les défauts passeraient pour des beautés, et les beautés pour des défauts ; les vices seraient établis en règles, et pour faire de la musique au goût de la nation, il ne faudrait que s'attacher avec soin à ce qui déplaît à tous les autres.

Aussi avec quelque art qu'on cherchât à découvrir les défauts d'une pareille musique, il serait impossible qu'elle plût jamais à d'autres oreilles qu'à celles des naturels du pays où elle serait en usage : à force d'essuyer des reproches sur leur mauvais goût, à force d'entendre dans une langue plus favorable de la véritable musique, ils chercheraient à en rapprocher la leur, et ne feraient que lui ôter son caractère et la convenance qu'elle avait avec la langue pour laquelle elle avait été faite. S'ils voulaient dénaturer leur chant, ils le rendraient dur, baroque et presque inchantable ; s'ils se contentaient de l'orner par d'autres accompagnements que ceux qui lui sont propres, ils ne feraient que marquer mieux sa platitude par un contraste inévitable ; ils ôteraient à leur musique la seule beauté dont elle était susceptible, en ôtant à toutes ses parties l'uniformité de caractère qui la faisait être une, et en accoutumant les oreilles à dédaigner le chant pour n'écouter que la symphonie, ils parviendraient enfin à ne faire servir les voix que d'accompagnement à l'accompagnement.

Voilà par quel moyen la musique d'une telle nation se diviserait en musique vocale et musique instrumentale; voilà comment, en donnant des caractères différents à ces deux espèces, on en ferait un tout monstrueux. La symphonie voudrait aller en mesure, et le chant ne pouvant souffrir aucune gêne, on entendrait souvent dans les mêmes morceaux les acteurs et l'orchestre se contrarier et se faire obstacle mutuellement. Cette incertitude et le mélange des deux caractères introduiraient dans la manière d'accompagner une froideur et une lâcheté qui se tournerait tellement en habitude, que les symphonistes ne pourraient pas, même en exécutant de bonne musique, lui laisser de la force et de l'énergie. En la jouant comme la leur, ils l'énerveraient entièrement ; ils feraient fort les doux, doux les fort, et ne connaîtraient pas une des nuances de ces deux mots. Ces autres mots, rinforzando, dolce 1, risoluto, con gusto, spiritoso, sostenuto, con brio, n'auraient pas même de synonymes dans leur langue, et celui d'expression n'y aurait aucun sens. Ils substitueraient je ne sais combien de petits ornements froids et maussades à la vigueur du coup d'archet. Quelque nombreux que fût l'orchestre, il ne ferait aucun effet, ou n'en ferait qu'un très désagréable. Comme l'exécution serait toujours lâche, et que les symphonistes aimeraient mieux jouer proprement que d'aller en mesure, ils ne seraient jamais ensemble : ils ne pourraient venir à bout de tirer un son net et juste, ni de rien exécuter dans son caractère, et les étrangers seraient tout surpris qu'un orchestre vanté comme le premier du monde, serait à peine digne des tréteaux d'une guinguette. Il devrait naturellement arriver que de tels musiciens prissent en haine la musique qui aurait mis leur honte en évidence, et bientôt joignant la mauvaise volonté au mauvais goût, ils mettraient encore du dessein prémédité dans la ridicule exécution. dont ils auraient bien pu se fier à leur maladresse.

D'après une autre supposition contraire à celle que je viens de faire, je pourrais déduire aisément toutes les qualités d'une véritable musique, faite pour émouvoir, pour imiter, pour plaire, et pour porter au coeur les plus douces impressions de l'harmonie et du chant; mais comme ceci nous écarterait trop de notre sujet et des idées qui nous sont connues, j'aime mieux me borner à quelques observations sur la musique italienne, qui puisse nous aider à mieux juger de la nôtre.

Si l'on demandait laquelle de toutes les langues doit avoir une meilleure grammaire, je répondrais que c'est celle du peuple qui raisonne le mieux ; et si l'on demandait lequel de tous les peuples doit avoir une meilleure musique, je dirais que c'est celui dont la langue y est le plus propre. C'est ce que j'ai déjà établi ci-devant, et ce que j'aurai occasion de confirmer dans la suite de cette Lettre. Or s'il y a en Europe une langue propre à la musique, c'est certainement l'Italienne ; car cette langue est douce, sonore, harmonieuse, et accentuée plus qu'aucune autre, et ces quatre qualités sont précisément les plus convenables au chant.
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Quand on commence à connaître la mélodie italienne, on ne lui trouve d'abord que des grâces, et on ne la croit propre qu'à exprimer des sentiments agréables; mais pour peu qu'on étudie son caractère pathétique et tragique, on est bientôt surpris de la force que lui prête l'art des compositeurs dans les grands morceaux de musique. C'est à l'aide de ces modulations savantes, de cette harmonie simple et pure, de ces accompagnements vifs et brillants, que ces chants divins déchirent ou ravissent l'âme, mettent le spectateur hors de lui-même, et lui arrachent, dans ses transports, des cris, dont jamais nos tranquilles opéra ne furent honorés.

Comment le musicien vient-il à bout de produire ces grands effets? Est-ce à force de contraster les mouvements, de multiplier les accords, les notes, les parties? Est-ce à force d'entasser desseins sur desseins, instruments sur instruments? Tout ce fracas, qui n'est qu'un mauvais supplément où le génie manque, étoufferait le chant loin de l'animer, et détruirait l'intérêt en partageant l'attention. Quelque harmonie que puissent faire ensemble plusieurs parties toutes bien chantantes, l'effet de ces beaux chants s'évanouit aussitôt qu'ils se font entendre à la fois, et il ne reste que celui d'une suite d'accords, qui, quoiqu'on puisse dire, est toujours froide quand la mélodie ne l'anime pas `de sorte que plus on entasse des chants mal à propos, et moins la musique est agréable et chantante, parce qu'il est impossible à l'oreille de se prêter au même instant à plusieurs mélodies, et que l'une effaçant l'impression de l'autre, il ne résulte du tout que de la confusion et du bruit. Pour qu'une musique devienne intéressante, pour qu'elle porte à l'âme les sentiments qu'on y veut exciter, il faut que toutes les parties concourent à fortifier l'expression du sujet; que l'harmonie ne serve qu'à le rendre plus énergique; que l'accompagnement l'embellisse, ans le couvrir ni le défigurer; que la basse, par une marche uniforme et simple, guide en quelque sorte celui qui chante et celui qui écoute, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçoive; il faut, en un mot, que le tout ensemble ne porte à la fois qu'une mélodie à l'oreille et qu'une idée à l'esprit.

Cette unité de mélodie me paraît une règle indispensable et non moins importante en musique, que l'unité d'action dans une tragédie; car elle est fondée sur le même principe, et dirigée vers le même objet. Aussi tous les bons compositeurs italiens s'y conforment-ils avec un soin qui dégénère quelquefois en affectation, et pour peu qu'on y réfléchisse, on sent bientôt que c'est d'elle que leur musique tire son principal effet. C'est dans cette grande règle qu'il faut chercher la cause des fréquents accompagnements à l'unisson qu'on remarque dans la musique italienne, et qui, fortifiant l'idée du chant, en rendent en même temps les sons plus moelleux, plus doux et moins fatigants pour la voix. Ces unissons ne sont point praticables dans notre musique, si ce n'est sur quelques caractères d'airs choisis et tournés exprès pour cela; jamais un air pathétique français ne serait supportable accompagné de cette manière, parce que la musique vocale et l'instrumentale ayant parmi nous des caractères différents, on ne peut, sans pécher contre la mélodie et le goût, appliquer à l'une les mêmes tours qui conviennent à l'autre, sans compter que la mesure étant toujours vague et indéterminées, surtout dans les airs lents, les instruments et la voix ne pourraient jamais s'accorder, et ne marcheraient point assez de concert pour produire ensemble un effet agréable. Une beauté qui résulte encore de ces unissons, c'est de donner une expression plus sensible à la mélodie, tantôt en renforçant tout d'un coup les instruments sur un passage, tantôt en les radoucissant, tantôt en leur donnant un trait de chant énergique et saillant que la voix n'aurait pu faire, et que l'auditeur adroitement trompé ne laisse pas de lui attribuer quand l'orchestre sait le faire sortir à propos. Delà naît encore cette parfaite correspondance de la symphonie et du chant, qui fait que tous les traits qu'on admire dans l'une, ne sont que des développements de l'autre, de sorte que c'est toujours dans la partie vocale qu'il faut chercher la source de toutes les beautés de l'accompagnement. Cet accompagnement est si bien un avec le chant, et si exactement relatif aux paroles, qu'il semble souvent déterminer le jeu et dicter à l'acteur le geste qu'il doit faire 9 et tel qui n'aurait pu jouer le rôle sur les paroles seules, le jouera très juste sur la musique, parce qu'elle fait bien sa fonction d'interprète.
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*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* : « Neuvième promenade », _in Les confessions de J.-J. Rousseau,_ suivies des _Rêveries du promeneur solitaire,_ tome second, Genève, s. é., 1783, pp. 373-374.
#JeanJacquesRousseau #RêveriesDuPromeneurSolitaire #Pensée
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