Est-ce que la force des grandes oeuvres littéraires ne serait pas leur pouvoir de choquer, de déranger leur lectorat ?
Dans
Julie ou la Nouvelle Héloïse, les personnages affirment une exigence de vertu extrêmement élevée et sans compromis : les amants Julie et St Preux s'aiment, et vivent leur amour comme un sentiment indissociable de leur désir de s'élever moralement, d'être à la hauteur d'eux-mêmes pour être à la hauteur l'un de l'autre. C'est beau, mais cette exigence de droiture morale dont les personnages se font une règle (non seulement Julie et St Preux, mais aussi leurs proches, avec lesquels ils partagent la vision d'un idéal commun – Claire, Milord Édouard et Wolmar), tend à faire violence au coeur humain et à ses faiblesses. C'est surtout St Preux qui subit les constantes exhortations des autres à surmonter ses passions ; loin de se rebeller, le personnage se soumet et tâche sans cesse de s'amender de ses fautes. J'ai trouvé ce « masochisme de la vertu » est à la fois profondément dérangeant et inspirant, dans l'idéal de confiance et de sincérité entre les coeurs qu'il dessine. Bien sûr, le roman est plus retors que cela et met lui-même en question, par certains indices (notamment la dernière lettre de Julie), l'idéal relationnel affirmé par les personnages.
La Nouvelle Héloïse est aussi un laboratoire d'idée, une oeuvre des Lumières dans laquelle Rousseau disserte des problématiques artistiques, sociales et politiques de son temps. Nombres de lettres de ce roman épistolaire sont ainsi de petits traités occasionnés par l'intrigue, comme la lettre de Julie sur les duels, celles de St Preux et de Milord Édouard sur le suicide, celle de St Preux sur l'éducation des enfants… J'ai trouvé ces lettres parfois drôles (en particulier celle sur l'opéra français), parfois sublimes dans leur évocation de l'utopie et du bonheur de la société de Clarens (par exemple la lettre sur l'aménagement des jardins, celle sur le salon d'Apollon), parfois aussi ennuyeuses ; l'intrigue du roman est en tous cas lestée par ces dissertations qui la ralentissent.
Ce qui me retient peut-être le plus dans cette lecture est la vision radicale de l'amour et du bonheur que les personnages s'efforcent de vivre, qui s'inscrit dans une éthique et une esthétique précise, suisse, protestante, rurale, montagnarde et lacustre ; de simplicité volontaire, de goût et d'abondance sans ostentation, de familiarité, d'intimité, de valorisation constante des uns et des autres.
Julie ou La Nouvelle Héloïse nous dit peut-être qu'on ne parle pas assez du bonheur comme d'une idée radicale, dérangeante, transgressive, voire révolutionnaire.