Le rôle d'une religion en tant qu'idéologie (mobilisatrice ou non) ne peut-être pensé indépendamment des rapports sociaux et de leurs perceptions
Dans sa préface
Alain Gresh souligne l'actualité de ce livre paru en 1966, en particulier sur les rapports « entre islam, développement économique et capitalisme dans le monde musulman »
Une remarque : le préfacier, après l'auteur, utilise des formules très respectueuses envers les croyant-e-s et leurs relations aux textes. Cela n'enlève rien au caractère matérialiste de leurs analyses.
Le préfacier indique, que contrairement à
Ernest Renan ou
Max Weber,
Maxime Rodinson montre que le Coran « ce texte sacré par excellence puisqu'il est le Verbe de Dieu accorde une bien plus grande place à la raison que les livres sacrés du judaïsme et du christianisme ».
Je ne me prononcerai pas sur les dimensions religieuses, hors de mes compétences et centres d'intérêt. Les relations « avec la rationalité » ont quelque chose à voir avec l'environnement socio-économique, la période d'écriture des textes et les espérances qu'ils contiennent. Ce qui ne peut être abordé sans en montrer aussi les contradictions.
Alain Gresh indique aussi que « l'idée de prédestination en islam (comme d'ailleurs dans les autres religions) ne contredit pas l'appel à l'action ». Une invitation à penser les effets des religions et des croyances en regard des conditions matérielles et idéelles dans lesquelles, elles se manifestent. « Nul « fatalisme » donc, nulle « paresse » spécifique aux musulmans, pas plus d'ailleurs qu'aux anciens peuples colonisés ». Cette paresse supposée est une des manifestations du racisme consubstantiel au colonialisme. le préfacier parle aussi de « la tradition », de la variété des textes, d'idéologie post-coranique, des liens entre expressions religieuses et vie sociale, des comportements, des interprétations, des théologiens. Il cite
Olivier Roy « le Coran dit ce que les musulmans disent qu'il dit », cette formule pouvant s'appliquer à toutes les religions.
Alain Gresh rappelle que
Maxime Rodinson revendique « une filiation marxiste ». J'indique que cette filiation n'a pas toujours été dégagée des lectures mécaniques, évolutionnistes ou politiquement douteuses du stalinisme, comme l'auteur le précisera lui-même dans son texte. Quoiqu'il en soit, « ce sont les conditions matérielles dans lesquelles vivent et produisent les êtres humains qui déterminent la manière dont ils pensent (et ils agissent) ». Encore ne faut-il pas avoir une vision réductrice ou économiste des conditions matérielles et ne pas oublier que les « ils » sont aussi des « elles ».
Le préfacier souligne aussi les rapports entre fidélité à la religion et facteurs d'identification nationalitaire, et indique que « la profonde imprégnation religieuse n'était pas un obstacle aux mobilisations politiques, à l'aspiration à la démocratie et à la justice sociale ». Les moteurs des changements sont toujours plus à chercher dans les réalités socio-politiques. Sur les mouvements actuels, voir par exemple,
Gilbert Achcar :
le peuple veut. Un exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad – Actes sud 2013.
Se tourner vers les traditions, religieuses ou non, même largement (ré)inventées, est souvent un premier acte de refus, de rébellion contre l'ordre dominant impérialiste. Un moment souvent nécessaire mais en-soi insuffisant.
Pour terminer,
Alain Gresh reprend une citation de
Maxime Rodinson « avec ou sans l'islam, avec ou sans tendance progressiste de l'islam, l'avenir du monde musulman est à longue échéance un avenir de luttes. Sur terre, les luttes se déclenchent et se déroulent pour des buts terrestres, mais sous l'étendard des idées ».
Sommaire :
Avant-propos
Position du problème
Les prescriptions de l'islam
La pratique économique du monde musulman médiéval
L'influence de l'idéologie musulmane en général dans le domaine économique
Le capitalisme contemporain des pays musulmans et l'islam
Conclusions et perspectives
Postface (1973-1975)
Le livre de
Maxime Rodinson est d'une grande érudition. L'auteur met en relation des éléments de diverses « cultures » ou temporalités pour en dégager des indications théoriques. « Je part des faits dégagés par la recherche scientifique et dont j'ai essayé de me tenir informé autant que possible en utilisant mes connaissances linguistiques et la familiarité plus ou moins grande que j'ai acquise des techniques de l'orientalisme, de l'histoire et de la sociologie. Mais j'ai surtout essayé d'en tirer des conclusions sur le plan des problèmes généraux. Plus précisément de certains problèmes généraux qui m'ont paru particulièrement importants ». Ces problèmes sont clairement politiques et revendiqués en tant que tels. L'auteur s'attarde souvent, à juste titre, sur des problèmes de vocabulaire, de méthode, sur l'historicité des notions utilisées et sur les présupposés implicites de positions qu'il conteste.
Je n'évoque que certains points choisis subjectivement.
Maxime Rodinson parle de mode production, de secteur capitalistique, de formation socio-économique capitaliste. Il interroge les prescriptions de l'islam (le Coran et la Sonna), les traditions et les documents, les contradictions laissant « beaucoup de latitude à la pratique ». Il discute en détail de l'interdiction du « ribâ » et compare les interdictions et leurs éventuels effets, aux époques des « sociétés idéologiques », « C'est que la société musulmane médiévale, comme la société chrétienne contemporaine, comme la société israélite de l'Antiquité lorsque et dans la mesure où celle-ci fut inspiré par le yahwisme, était une société idéologique ». L'auteur parle de secteur capitalistique et argumente autour des notions de féodalisme et de mode de production asiatique ou sur le rôle du servage. Contre Marx, et je pense avec raison, il montre le peu de pertinence du « mode de production asiatique ».
Maxime Rodinson analyse les institutions, les intérêts asymétriques des groupes sociaux, l'influence de l'idéologie musulmane, dont la rationalité évoquée dans la préface, les apports de la civilisation grecque, l'idéologie musulmane postcoranique, le pluralisme de ces sociétés, etc. Il souligne que « toute tendance idéologique décelable en milieu musulman n'est pas explicable par la contrainte d'un corpus sacré préexistant et agissant comme une force extérieure pour modeler les esprits ». Et cela me semble vrai pour toutes les sociétés, même celles qualifiables de religieuse ou d'idéologique.
Il conclue cette analyse par « La structure économique du monde musulman médiéval est en gros comparable à celle de l'Europe à la même époque, comme aussi sans doute à celle de
la Chine du Japon et de l'Inde avant l'impact européen ».
Dans les chapitres sur le monde du XXème siècle (jusqu'aux années 60),
Maxime Rodinson interroge les modalités de développement, leur caractère endogène ou exogène, le capitalisme agraire, les influence de la religion musulmane, les liens entre développements idéologiques et conjoncture politique, les diversités « des styles nationaux » d'une formation économico-sociale…
Il revient sur le postulat, des marxistes vulgaires ou staliniens, de l'évolution obligée et similaire toutes les formes sociales, avec plus ou moins de lenteur ou de rapidité, cette chaîne fantasmatique qui irait de l'antiquité au féodalisme puis au capitalisme et tout aussi nécessairement au socialisme !
Il parle aussi des interprétations réactionnaires, « les interprètes réactionnaires bénéficient de tout le patrimoine du passé, du poids des siècles d'interprétation dans le sens traditionnel, du prestige de ces interprétations, de l'habitude qu'on a de les lier à la religion proclamée, affichée, pour des raisons nullement religieuses ». Et aussi des aspirations au contrôle du pouvoir politique, à la démocratie, à l'abolition des privilèges…
Maxime Rodinson parle de luttes et d'intérêts, « L'idéologie se révèle bien moins puissante à longue échéance que les exigences de la situation sociale, de la lutte des sociétés et des groupes sociaux pour le pouvoir maximum et pour la maximation des avantages et des privilèges de toutes sortes dont ils jouissent ». Et de mentalités et de changements radicaux : « Mais toute l'expérience historique nous montre que des modifications radicales peuvent être obtenues seulement par l'action sur les composantes sociales de ces dispositions psychiques »
Reste un certains nombres de débats à approfondir ou reprendre, entre autres, sur les conditions d'émergence du capitalisme, sur la place du commerce dans cette émergence, sur la notion de « modes de productions à exploitation » (« communautaire » ou « individuelle »), sur les causes de divergences des mondes européen, musulman, chinois ou indien, sur les liens entre les constructions idéologiques et les actions individuelles et collectives…
Un livre contre l'essentialisation d'une religion et un plaidoyer pour une compréhension « matérialiste » des rapports sociaux. Et une invitation à (re)lire son indispensable «
Mahomet » aux Editions du Seuil (1961)
Lien :
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