Jules Renard, c'est bien sûr «
Poil de carotte » et les «
Histoires naturelles », mais pour ceux et celles qui s'intéressent à la littérature de plus près, le « Journal » qu'il composa de 1887 à 1910 a une importance inestimable : de par ses qualités intrinsèques d'écriture d'une part, où on retrouve
l'esprit piquant et acéré de ses ouvrages, ainsi que la clarté lumineuse et l'humour caustique et bon enfant à la fois qui le caractérise, mais aussi par le tableau extrêmement vivant qu'il donne de la société (en particulier de la société culturelle) de son époque.
Et son époque, précisément c'est « La Belle époque ». Une époque d'une richesse inouïe en beaux esprits, en personnalités de premier ordre, inscrite dans un progrès technique et social qui renverse des siècles d'avancées de tortues, un monde où l'écrivain fait un double témoignage : sur lui-même et sur le monde qui l'entoure.
Sur lui-même, bien sûr. Parce qu'un journal, qu'il soit intime (sans autre destinataire que soi-même) ou destiné un jour à la publication, est avant tout une oeuvre personnelle, qui vient de soi et va à soi. C'est d'abord une confidence intime, avec peut-être (ce n'est pas toujours le cas) le souci de « laisser une trace », sur soi et sur les autres, en tous cas sur la perception qu'on en a eue.
Sur les autres également, le « diariste » (anglicisme : il n'existe pas en français un terme précis pour désigner le rédacteur d'un journal intime) fait aussi office de témoin (rarement objectif puisque étant à la fois juge et partie) d'un monde qui lui apporte tour à tour joies et tristesses, amours et haines, la vie, quoi.
Jules Renard nous apprend beaucoup de choses sur lui-même. Ses oeuvres précédentes, où l'autobiographie parfois devenait évidente, nous révélaient par leur style caractéristique les qualités et peut-être les défauts de l'homme.
Jules Renard est un timide qui s'exprime mieux à l'écrit qu'à l'oral (j'en connais un autre). Il a des idées bien arrêtées sur tous les sujets : en politique, il est dreyfusard. Dans l'intimité, c'est un misogyne acharné. En littérature il a ses amis et ses têtes de turc.
Et comme nous tous, il est pétri de contradictions : anticlérical convaincu et militant, il confesse : « J'ai
l'esprit clérical et un coeur de moine ». Sur les femmes, il déclare : « Je les aime toutes, je fais des folies pour elles »
Sacha Guitry dira un peu comme lui (à peine un peu plus tard) : « Je suis contre les femmes. Tout contre. »
Enfin le « Journal » de
Jules Renard est un objet littéraire : parce qu'il parle de littérature, bien sûr en invoquant les grands noms de l'époque (ils y passent à peu près tous, dans l'Edition Bouquins, un index judicieux vous permet de voir ce que l'ami Jules pensait d'eux, ça va du mordant au touchant) ; et sur le travail de l'écriture, où avec modestie et constance et grand effort de volonté il exprime sa façon de voir, en particulier la qualité première de son humour : l'ironie plus ou moins appuyée : « les ironistes, ces poètes scrupuleux, inquiets jusqu'à se déguiser » : tout
Jules Renard est là : l'ironie, le scrupule (question d'honnêteté envers le lecteur) et cette inquiétude quasi métaphysique qui tient au ventre la plupart des (vrais) écrivains.
Il faut avoir lu le « Journal » de
Jules Renard : il est très facile à lire, le style est celui qu'on connait, caustique, ironique et tout ce que vous voulez, mais familier et proche de vous, et puis c'est le ton de la confidence, vous n'êtes pas avec l'auteur
Jules Renard, vous êtes avec l'ami Jules qui fait la causette avec vous, en buvant un pastis (ou une absinthe pour faire plus vrai).