Cette BD est magnifique et d'utilité publique, à l'image de l'ensemble du travail de ce couple de sociologues de renom (malheureusement marqué par le décès récent de
Michel Pinçon, toutes mes condoléances). Elle traite de l'affaire Cahuzac pour évoquer la justice des riches et la pratique de l'évasion fiscale en France.
Sur la forme, disons tout de suite que le dessinateur, M. Lecroart, a fait un travail remarquable, avec des dessins agréables, colorés, plein d'humour, et une pratique géniale de la "mise en scène" des situations rencontrées et racontées, et des "infographies dessinées" sur les faits complexes présentés. C'est impeccable, agréable et drôle !
Sur le fond, les deux sociologues ont encore une fois frappé fort car cette BD (plus BD de type "album" que "roman graphique" malgré sa centaine de pages) se lit très vite mais regorge d'informations et d'éclairages complets, passionnants et accessibles. On y parle de la justice à deux vitesses : avec les comparutions immédiates pour les "petits délinquants", qui n'ont pas le temps de se préparer, sortent de garde à vue, qui sont jugés en quelques minutes avec un verdict rendu dans l'heure, et qui se prennent souvent de la prison ferme. Pendant ce temps, les criminels en col blanc sont jugés dans une autre salle, avec d'autres juges, ont le temps de se préparer ... J'ai aussi appris qu'il y'avait le "verrou de Bercy" (Bercy = Ministère des Finances) par lequel le Ministère des Finances pouvait tout simplement décider de la poursuite ou non de certains crimes financiers ! C'est une violation totale de la séparation des pouvoirs et de la démocratie. Il y'a aussi la pratique de la "convention de justice d'intérêt publique" et de la "comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité" (CPCR) où la justice devient transactionnelle. Dans le cas de la CPCR il s'agit en gros pour l'accusé de reconnaître sa faute (plaider coupable) pour se voir administrer une sanction sur mesure établie par le Parquet (CPCR), sans passer par le procès , et dans le cas de la convention, ça permet à l'accusé ou à l'entreprise de négocier avec les autorités sans même reconnaître sa faute, on paie une amende et le dossier est classé sans suite. La BD nous apprend que ces deux procédés, vantés comme permettant à la justice d'aller plus vite, permet en fait aux criminels en col blanc ou aux entreprises fraudeuses d'éviter le procès en s'en sortant avec des peines sur mesures des amendes qui sont des pichenettes face à la fraude commise ...
On voit aussi comment le parquet financier est sous financé, la salle aménagée pour qu'il n'y'ait pas trop de public parfois, le traitement médiatique de l'affaire, et bien sûr la chronologie des faits de l'affaire Cahuzac, leur explication, qui donne un bel exemple des pratiques en la matière, l'opacité organisée, l'administration qui ferme les yeux, les renvois d'ascenseur, le tout émaillé d'analyses intéressantes sur la
sociologie de la bourgeoisie.
Pour être honnête, le pourquoi du comment des faits concernant les moments où Cahuzac utilise le compte bancaire de sa mère me sont restés un peu flous, mais à part ça tout est impeccable.
C'est une BD instructive, drôle, intéressante, éclairante, mais surtout, surtout, surtout, passionnée, passionnante, engagée et généreuse (par ses dessins, son humour, son accessibilité, son contenu riche et dense).