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sur 503 notes
Du "je" au tutu...
Patrick Modiano n'a pas sa carte de la confrérie de ceux qui écrivent comme il parle… et c'est tant mieux.
J'ai essayé à nouveau de suivre une de ses dernières interviews pour la sortie de ce roman et j'en veux terriblement à son éditeur de lui imposer ce supplice à chaque publication. Il est prix Nobel de littérature, pas d'éloquence et il n'est surement pas le meilleur avocat de son oeuvre. Si cet auteur écrit la plupart du temps à la première personne, c'est peut-être justement pour s'épargner la peine de parler de lui à haute voix. Entre des phrases dont on cherche encore la fin et des « euh » d'élevage, j'ai quand même compris qu'il avait choisi de bâtir son dernier récit autour de la danseuse du titre car la gigue classique exige beaucoup de discipline, de corrections et de répétitions… comme l'écriture. Est-ce pour cette raison que Patrick Modiano refait toujours ses gammes et écrit chaque fois un peu le même roman, éternelles flâneries en jet-lag de l'époque ?
Avec un peu moins de cynisme, je pense surtout que Patrick Modiano retrouve dans les mouvements de la danse, la grâce et l'élégance qui caractérisent son style. Quand je lis un de ses romans, j'ai toujours le sentiment de suivre une plume qui volète le long des rues d'une ville silencieuse, sans trottinettes électriques et livreurs de pizzas.
Nous revoilà donc dans le Paris des années 60 avec un narrateur qui oscille toujours entre le ravi de la crèche et le poète contemplatif qui se cherche. le jeune homme qui entre en littérature par le velux d'une chambre de bonne pour doper des traductions de romans anglo-saxons un peu trop light, joue aussi le baby-sitter d'un bambin d'une dizaine d'années dont la mère est danseuse. Comme le petit rat n'a pas croisé que d'aimables rongeurs dans sa vie, entrechats et chiens, la jeune femme est entourée d'un célèbre maître de ballet, Boris Kniaseff, et d'une sorte de parrain bienveillant aux activités clandestines. du balai au ballet. Importuns au pas, chassés.
Lire du Modiano, c'est accepter de se balader dans le temps avec sa prose unique comme déambulateur. J'ai abordé cette lecture sans surprise, certain d'y retrouver mon chemin, dans des rues aux ambiances cotonneuses où le lecteur marche sur la pointe des pieds pour ne pas bousculer les souvenirs de l'auteur.
Une petite révolution néanmoins dans ce texte. le sexe. En général, avec Modiano, on ne fait que marcher. Je referme ses livres en ayant mal aux mollets et quelques ampoules. Pourtant, avec un bouquin de 100 pages, je ne risque pas le claquage. Ici, il ne passe pas de l'autofiction à l'autofriction mais si, jusqu'à présent, son « je » manquait de corps, il camoufle moins les désirs dans ce roman. L'effet tutu, dirait Degas.
J'ai également aimé dans l'arrière salle de cette histoire, cette croyance que l'art, danse comme écriture ou peinture, peut sauver quelques destins mal embouchés.
Enfin, il y a la critique du Paris d'aujourd'hui, celui des valises à roulettes des touristes qui effarouchent les nostalgies en même temps que les pigeons.
Une agréable promenade en terrain connu.
Une Révérence pour La Référence.
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Le flou artistique

La couleur est annoncée dès les premières lignes.
Des vagues de souvenirs évanescents vont déferler sans relache tout au long de ce court roman.
A quelques détails près.
Des détails parfois limpides, souvent beaucoup plus flous.
Un narrateur à la mémoire indisciplinée nous emmène dans les rues vaporeuses d'un Paris aux allures de grand bain turque à ciel ouvert sur les pas d'une danseuse aux cheveux bruns... ou peut-être châtains.
Il se livre, au fil d'un récit qui évolue au bon vouloir des éclairs qui jaillissent de sa mémoire, sur les liens qu'il entretient avec cette danseuse.
Patrick Modiano, sans surprise, fait ce qu'il sait faire de mieux au risque assumé de verser dans l'autopastiche. Les adeptes de l'auteur apprécieront la "petite musique " récurrente bien présente et les quelques pas de danses associés.
Patrick Modiano est un auteur qui se complaît dans le flou artistique, un art qu'il maîtrise à la perfection.
Et c'est aussi pour cela qu'on l'apprécie.
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Chez Patrick Modiano, le temps n'est pas linéaire, ni même circulaire. C'est un millefeuilles dont les plans morcelés s'enchevêtrent, un caléidoscope qui, dans notre magma mémoriel, brasse des éclats de temps demeurés intacts, des instants vivant dans notre esprit un présent éternel. En ce très apaisé et lumineux roman tenant en une centaine de pages, il jette une fois de plus le filet dans les eaux du passé pour en exhumer, précieux butin à peine voilé par les brumes du souvenir, quelques images semblant un condensé de sa jeunesse.


Le narrateur, qui ressemble à l'auteur à s'y méprendre, ne se reconnaît plus dans le Paris trépidant d'aujourd'hui. A cette ville qui lui est devenue étrangère, il préfère substituer dans son esprit celle qui lui fut chère cinquante ans plus tôt. Tout jeune homme écrivant des chansons dans sa chambre de bonne non chauffée, sans savoir encore que certaines deviendraient célèbres, il y fréquentait un monde un peu décalé, presque interlope, entre un bar qui s'appelait le Bastos et un restaurant La Boîte à Magie. Il venait juste de rencontrer « un étrange éditeur », Maurice Girodias, qui publierait plus tard le futur best-seller Lolita de Nabokov, refusé par toutes les maisons d'édition, et qui, pour l'heure, lui demandait d'ajouter des épisodes à des romans censurés dans les pays anglo-saxons. Et puis, de temps à autre, il s'occupait d'un garçonnet de dix ans, le fils d'une danseuse se formant au renommé studio Wacker, où enseignait alors Boris Kniaseff.


De cet enfant et de la danseuse ne subsistent aujourd'hui que des silhouettes fantomatiques, à la fois floues et précises, sans plus de nom. Leur surgissement du passé abolit soudain le temps, le passé est à nouveau présent, un passé qui n'aura jamais de futur puisque rien ne permet plus de savoir ce que tous deux sont devenus. Peu importe, à cet instant, la jeune ballerine et l'apprenti écrivain sont chacun au début de leur trajectoire, avec ceci de commun qu'à la force des bras, ils sont en train de s'arracher à la violence et aux mauvaises fréquentations de leur milieu d'origine. « La danse, disait Kniaseff, est une discipline qui vous permet de survivre. » de même, constate un autre personnage s'adressant au narrateur jeune : « Je suppose que vous travaillez à cette table sur toutes ces feuilles, parce que vous aussi vous avez besoin d'une discipline. » Subtile façon de laisser entendre combien l'écriture, ascétique discipline de l'esprit comme la danse peut l'être pour le corps, joua d'importance salvatrice dans l'existence de l'auteur, « donn[ant] vraiment un sens à [s]a vie et [l']empêchant] de partir à la dérive. »


Réinventant inlassablement la mélodie du temps qui passe sans jamais vraiment s'en aller, la plume reconnaissable entre toutes de Patrick Modiano se joue si bien du passé et du présent qu'elle en devient intemporelle, l'ombre d'un souvenir et d'un personnage lui suffisant à incarner en un minimum de pages des thèmes aussi intimes et universels que l'écriture et la survie. On ne se lasse décidément pas du mystère Modiano

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« Je l'emmenais au bois de Boulogne les jours de beau temps. L'autobus, les lacs, les barques, le Chalet des îles avec le golf miniature….. La plupart du temps, au cours de nos marches à travers Paris ou pendant les trajets en autobus, nous ne parlions pas. le silence entre nous était un lien beaucoup plus fort que les paroles. Nous étions comme ceux qui marchent côte à côte sans rien se dire mais toujours sur le chemin des écoliers. »

Ouvrir un livre de Modiano, c'est, pour moi, retrouver la douce sensation que me procurent les bras rassurants d'un fauteuil club dont le moelleux me donne le sentiment d'être préservée, comme dans une bulle, de tout ce qui nous entoure de violent. Les silences qui s'échappent de l'écriture, la nostalgie d'un Paris passéiste, les souvenirs nichés au plus profond de mon moi intime, participent à cette envolée onirique. Et dans la lecture de la Danseuse, je suis tout à fait dans mon élément, la légèreté, la grâce, le travail jusqu'à obtenir la perfection d'un mouvement, maintes fois répétés. « Casse le coude, grand jeté, battement tendu, première, troisième, saut de biche…. ».

L'écriture aussi est dépouillée, élaguée, un travail colossal pour rendre le style aérien, c'est très beau mais je capte de la tendresse dans ses écrits, est-ce ma tendresse ou bien est-ce celle de Patoche pour ses personnages ! A vrai dire, je n'en sais rien, nous ne faisons plus qu'un ! Quatre vingt quinze pages, des chapitres courts, et pourtant je suis emportée sur le fil ténue qui se tisse entre lumière et pénombre, il y a quelque chose de mystique qui s'opère sous mes yeux : la légèreté de la danseuse me contamine, je deviens funambule avec Patoche.

Modiano m'entraîne dans le dédale de sa mémoire. Comme à l'accoutumée, je fais connaissance avec la danseuse qu'il a rencontrée à ses tout débuts, au temps où il cherchait son chemin, où il se cherchait.

Il avance, longe les quais de la Seine qui sont ses points de repère, bien ancrés dans la réalité. Il se tient aux confins de ses réminiscences et par instant, une bulle de lumière éclate dans la pénombre de sa mémoire. Les rues, le quartier de la porte de Champerret, le studio Wacker, le grand Kniassef, le monde interlope de Modiano surgissent parfois au coin d'une rue, devant un immeuble, à une terrasse de café. Tout n'est pas sans danger dans ce Paris, il y a aussi ces individus vaguement évoqués mais que l'on devine dangereux comme les frères Barise que fuit la danseuse et qui la guette chaque fois qu'elle prend le train qui la transporte depuis Saint-Leu-La-Forêt.

J'aime ce Paris en noir et blanc, je m'y transporte en sa compagnie. Que c'est doux de se promener en sa compagnie, rien ne vient interrompre notre balade si ce n'est qu'un éclat de lumière tamisée de temps à autre et pourtant au fil de ses livres, une histoire se raconte. Ici, je tiens la main du Petit Pierre, le fils de la danseuse que Modiano garde de temps en temps, encore un enfant dont les parents s'occupent de loin. Je suis sous le charme de tous ses spectres, rien n'est anodin chez Modiano, je regarde Petit Pierre effectuer ses puzzles et je savoure ce temps passé en compagnie de Patoche. Il me faut revenir dans ce monde d'aujourd'hui !

« A le voir marcher de dos, il lui semblait que Knassief était si léger que ses pieds touchaient à peine le sol. C'était cela la danse, avait-il l'habitude de dire à ses élèves. Tant de travail pour donner l'illusion que l'on s'envole sans effort à quelques mètres du sol ».

« Si tu continues comme ça, tu seras aussi bonne que Chauviré….. »

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Dans ce court roman, 96 pages à peine, Patrick Modiano entraîne son lecteur, comme il sait si bien le faire, sur les chemins du souvenir et de la nostalgie. Il suffit d'une vague souvenance remontée des tréfonds de la mémoire et la rencontre d'un personnage surgi du passé pour que s'enchaînent les souvenirs d'une époque ancienne.
« Ainsi depuis quelques jours me revenaient, par bribes, les images d'une période très lointaine de ma vie. Jusque-là, elles étaient recouvertes par une couche de glace. J'avais quand même par instants la vague pressentiment que cela ne durerait pas. Il était fatal qu'un jour ou l'autre la glace fonde et que ces images réapparaissent comme remontent les noyés à la surface de la Seine. »
Le narrateur est confronté à la foule de touristes dans un Paris qu'il ne reconnait plus. Des milliers de touristes qui envahissent la ville tandis que lui se retourne sur ce passé qu'il croyait à jamais effacé. Les personnages évoqués restent assez vagues, même la danseuse que le narrateur a connue n'a pas de nom, tout juste une description physique alors que les visages des autres se sont estompés. le récit est partiel, lui-aussi, car la mémoire est sélective. Il y a le petit Pierre, enfant calme que le narrateur gardait lorsque sa mère rentrait tard de des répétitions. Et son protecteur Verzini, qui possède un cabaret et loue des chambres.
« Elle s'en est sortie comme elle a pu, a ajouté Verzini,. Grâce à la danse. Elle s'est donné une discipline. Et j'ai toujours voulu l'aider dans la mesure de mes moyens. »
Car la danseuse se plie à une discipline très stricte. Là, les souvenirs sont plus nets, il y a le studio de danse Wacker, place de Clichy et son professeur de danse, le chorégraphe russe, Boris Kniaseff. L'exigence de la danse ne supporte pas le flou et tout s'ordonne comme un pas de deux. On a l'impression que les personnages qui gravitent autour de la danseuse prennent de la densité à son contact.
Le narrateur, qui ne sait pas encore ce qu'il va faire de sa vie, est attiré par la rigueur de la danseuse. Il en prend de la graine en travaillant son écriture.
Non, il ne se passe pas grand-chose dans ce roman intemporel qui nous offre quelques fragments d'un passé comme une mosaïque inachevée. Et l'auteur nous laisse sur notre faim d'en apprendre un peu plus sur la danseuse et le petit Pierre et il nous abandonne dans une rue de Paris, un soir de Noël.
Modiano est le peintre des souvenirs, il patine le passé, lui redonne ce lustre de la nostalgie. On l'aime pour son style, sobre, pudique, et pour ses évocations d'une époque disparue.

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D'où vient ce charme indéfinissable qu'on ressent systématiquement en refermant un livre de Patrick Modiano ?

Ce n'est pourtant pas l'histoire qui nous retient. Ici un souvenir ancien du narrateur, des bribes de souvenir d'un passé en partie enfoui, un quartier de Paris près de la Porte de Champerret où se retrouvaient un petit groupe de gens passionnés par la danse. Il y a là justement « la danseuse », une femme mystérieuse et flamboyante, dotée d'un fils, Pierre, mais dont le père est absent.

Il y a toujours des zones d'ombres chez Modiano. A l'image de la mémoire qui laisse des trous parfois béants dans les souvenirs du passé, le récit n'explique pas tout. Que fait le narrateur ? de quoi vit-il ? Comment s'est-il inscrit dans la vie de la danseuse, en s'occupant du petit Pierre, et en la raccompagnant, le soir, le long des grands boulevards ?

Et puis il y a des noms qui font rêver : studio Wacker, Boris Kniasseff, Verzini, Ronnie, Félix Blaska , la Boîte à magie, Pola Hubersen, Marpessa Dawn, rue Coustou, Chauviré, Hovine, Barise, rue Chauveau-Lagarde, Jean-Pierre Bonnefous, Lionel Roc, Tious, Peggy Sage, Saint-Leu la Forêt, l'église de Saint-Jean-des-Briques ….

Plonger dans un livre de Modiano, c'est faire un rêve au petit matin, être entre deux eaux, la fiction et le réel, suivre son récit comme on écoute une musique douce et nostalgique.

On peut désormais dire qu'il y a un style « modianesque », reconnaissable entre mille, qui nous embarque dès la première page. L'auteur se moque de la modernité, il ne passe des modes, et nous parle d'un temps sans Internet ni téléphone portable. Une impression d'un film en noir et blanc, dans un Paris d'après-guerre que Modiano nous ressuscite au fil des pages.

« La danseuse », c'est une plongée dans le monde d'autrefois, c'est ouvrir un album photo et voir défiler des visages inconnus, c'est mettre un disque de jazz en sourdine et se laisser bercer.

C'est du charme à l'état pur.
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— Entrechats et loup —

Le narrateur. Depuis quelques jours lui reviennent des bribes d'une période lointaine comme la glace qui fond. Puis une rencontre surgit du passé. Ou bien est-ce un mauvais rêve, un fantôme ?
Un numéro de portable situe dans le temps la remémoration et à la fois nous y perd (06 à 11 chiffres – et un numéro de fixe à préfixe, comme autrefois, avant, pendant, après-guerre…). D'un côté, pour partie, on est aujourd'hui, à peu près ; 2023 dira plus tard le narrateur, précisément le 8 janvier.

Le narrateur prétend souhaiter y voir clair, mais le voeux reste en deçà la volonté et le fantôme (Verzini — mais est-ce bien lui ?) n'est pas non plus bavard. Plus tard, interpellé à son tour : « Ah l'élégant… toujours le même », le narrateur fuit. Ce n'est pas lui ou bien ne veut-il pas savoir. Ce ne serait pas important.

« Il s'était écoulé près d'un demi-siècle et cela suffisait pour avoir tout oublié. Et même pour être devenu un autre dans une ville où vous ne pouviez plus retrouver vos anciennes traces. »

Les visages se sont estompés avec le temps, d'ailleurs on prenait moins de photos qu'aujourd'hui, note-t-il. le temps qui a brouillé les visages a aussi brouillé les repères chronologiques et la géographie urbaine.
Donc on ne sait pas quand, en novembre ou en décembre, le narrateur vient chercher un enfant dans une rue dont il a oublié le nom. le petit Pierre. Ce pourrait être le début d'un chemin remonté à la façon du Petit Poucet.

Mais non, c'est Modiano. Une narration trouée, fragile. Il y a le narrateur et parfois le point de vue d'une femme qui paraît mener la danse : la mère du petit Pierre, l'amie, l'amante, l'élève, la victime. C'est « la danseuse », brune, ou non plutôt châtain. Dans les souvenirs nébuleux du narrateur, elle est une sorte d'ancre flottante autour de laquelle des personnages interlopes, non plutôt des silhouettes émergent à peine des coulisses de scènes embrumées qui s'animent à leur apparition et s'éteignent aussi vite.

Rien n'est sûr. Mais la lumière dans l'escalier est parfois moins voilée que d'habitude… Les adverbes ont toujours un pied dans l'anti-phrase : apparemment, sûrement, sans doute… C'est moins le règne de la pénombre que le moment où la pénombre elle même est encore incertaine : entre chien et loup.

Qui est la danseuse ? Un souvenir d'une époque où le narrateur s'avoue en pleine confusion ; une image qui scintille entre les nuages de la mémoire. Mystérieuse. La danseuse pratique aussi bien l'art de se taire.
Dans l'incertain menacé par la torpeur, la stagnation, l'inexistant, il faut une discipline. Les premiers mots du professeur de danse, invariablement : « Et maintenant, Mesdemoiselles, Messieurs, mettons de l'ordre dans tout cela. »

La danse, une discipline qui permet de survivre, légère, d'échapper aux vilaine paluches de deux frères. L'écriture offre pareillement au narrateur sa discipline. À petites touches palimpsestueuses. Réécritures d'un roman en anglais, The Glass Is Falling — comme une traversée du miroir ?

On reconnaît l'auteur au narrateur. On reconnaît Modiano à cette impression de l'avoir déjà lu qui plaît tant à ses fidèles lecteurs (à moi moyen). Il ne se répète pas, il est cette répétition, vaguement.

« … je finissais par me persuader que c'était nous, car les mêmes situations, les mêmes pas, les mêmes gestes se répètent à travers le temps. Et ils ne sont pas perdus, mais inscrits pour l'éternité sur les trottoirs, les murs et les halls de gare de cette ville. L'éternel retour du même. »

C'est du Nietzsche sans effort, l'éternité comme un rêve. du Proust en coalescence. de l'anti-Sartre : rien n'est devant, tout est présent depuis le passé.

« Étais-je bien sûr d'avoir rencontré ce fantôme ? Ou bien s'agissait-il d'un rêve que j'avais fait la veille de cette rencontre et que je laissais persister pendant la journée, pour oublier le présent ? »

C'est une expérience du temps.

« Ni la danseuse ni Pierre n'appartenaient au passé mais à un présent éternel. »

Une épiphanie.

« Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière d'une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d'un poète. Mais non. Il n'y avait pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel. »
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Ce roman est pour moi une halte dans cette course de la rentrée...

Au hasard d'une rue bondée de touristes, dans un Paris qu'il ne reconnaît plus, Modiano semble reconnaître un homme.
Cette rencontre fait ressurgir les souvenirs d'une époque, où jeune écrivain, il se posait maintes questions.( En a-t-il, un jour, trouvé les réponses ?)
Alors qu'il a l'impression d'être perdu il rencontre une danseuse, LA danseuse.

Je me trompe peut-être mais j'ai vu la vie de la danseuse, comme une réponse à celle de Modiano. La danse est précise, elle demande "un travail intense pour dénouer les noeuds et atteindre la légèreté"
Un travail certainement semblable à celui que, lui jeune écrivain, devra un jour se décider à fournir. Peut-être pour dénouer ses questions.

Tout semble flou, les visages, les lieux, les bribes de souvenirs. Rien ne s'assemble correctement. Sauf l'image de Pierre, l'enfant de la danseuse, avec qui Modiano passe beaucoup de temps pour pallier les absences de sa mère.

La danseuse était-elle "brune? Non. Plutôt châtain avec des yeux noirs". Par contre ce qui ressurgit précisément c'est ce qui émanait de la danse . " Incandescence, béatitude, ravissement, extase..."

Cette lecture est une errance dans les souvenirs.

Quel style !comme par exemple cette façon si délicate de suggérer une scène d'amour.

" Maintenant, ils étaient seuls tous les deux dans la chambre, et au bout de quelques instants elle avait de nouveau cette sensation, comme l'autre jour au studio Walker, de danser avec lui à la même cadence, en parfaite harmonie...Et bientôt des éclats de plus en plus forts se succédaient à intervalles de plus en plus courts. Chaque fois, elle éprouvait un vertige qui s'amplifiait à l'infini "

C'est beau !

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Le narrateur se souvient par bribes des images d'une période lointaine de sa vie. Il se rappelle sa rencontre avec une danseuse qui était la mère d'un petit garçon. Une femme mystérieuse et envoûtante.

Lire un roman de Patrick Modiano c'est pénétrer dans un univers particulier. Un récit nostalgique, léger avec cette écriture si particulière et si limpide que j'affectionne tant. Comme toujours on sait peu de choses sur les personnages principaux et notamment sur cette « danseuse » qui n'a pas de nom, on avance à petit pas et l'auteur nous délivre peu à peu son histoire mais ce qui prime ici, c'est l'environnement, l'ambiance, Paris, tout est un peu flou, suggéré même la sensualité. Un roman très court, une parenthèse enchantée dans la littérature.
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On ne saura pas le nom de la danseuse. C"est ainsi qu'elle traverse le dernier Modiano et rejoint le peuple des anonymes qui lui sont chers en incarnant une figure très universelle. Adepte d'une discipline alliant l'extrême rigueur et l'illusion de légèreté la danseuse à l'air de conjuguer élan du corps et quête de perfection du geste en une recherche d'accomplissement de soi qui fait écho aux états d'âmes du narrateur. D'où vient-elle ? D'un entrelac de souvenirs dormants peut-être et d'une vallée l'autre plus sûrement – de Chevreuse à celle de Montmorency ; la danseuse arrive de Saint-Leu-la-Forêt escortée de quelques revenants surgis du passé pour parfaire son art à Paris et a confié son fils Pierre au narrateur/baby-sitter, alors obscur parolier de chanson. Elève fictive du très réel et illustre Boris Kniaseff au studio Wacker (créé en 1923 démoli en 1974), la danseuse est aussi la vivante interprète de la Somnambule de Balanchine, travaille avec la troupe de Félix Blaska ou se mêle à l'occasion à celle du marquis de Cuevas. Comme un leitmotiv ressassé le credo russe de Kniassef, selon lequel le corps doit s'épuiser avant de pouvoir se libérer, porte en lui la nostalgie du maître mais a aussi l'allure du refrain qui passe et repasse ironiquement scandé par le narrateur : « Diagonale, variation, déboulé. Barre à terre/barre au sol. « Casser le coude ». Inlassablement la danseuse répète et l'improbable baby-sitter arrache Pierre à la cantine scolaire qui lui en rappelle d'autres qui furent siennes ou se fond dans le cercle des fréquentations composites de sa mère passé l'entraînement. Opéra, Music-Hall et Grand Boulevards dans la nébuleuse du souvenir d'un quartier de spectacles où l'ombre tutélaire du Palais Garnier jamais cité, n'est jamais très loin.

Un Modiano plutôt rive droite opérant quelques incursions nocturnes rive gauche qui, dans son économie stylistique et sa pudeur habituelles, décline ici un très beau motif de survie par l'art ("atmosphérisé" par l'univers de la danse) en battant une nouvelle fois le rappel de ses débuts hasardeux dans la vie toujours au son du pavé parisien (brutalisé par les hordes de valises à roulettes du temps présent). Un narrateur qui emboîte souvent le pas de la danseuse à sa sortie du Studio Wacker ou du sous-sol du cinéma Rex ; marchant de conserve à travers rues, du quartier de la Madeleine jusqu'à la Porte de Champerret où elle habite. la danseuse est son guide, hors exercices et figures imposées, leur marche accompagnant des images de chorégraphies mémorables ou depuis longtemps oubliées, d'artistes que la scène a immortalisé(e)s dont elle semble perpétuer le talent et dire « l'éternel présent » (Marpessa Dawn, Chauviré ou Maria Tallchieff, première amérindienne à avoir été nommée danseuse étoile à N. Y.). Une danseuse qui somme toute, jusque dans son duo dans le fictif « Train des roses » inventé pour elle avec le non moins fictif partenaire Georges Starass dans les bras duquel enfin elle exulte, a l'air d'offrir en sourdine le miroir de sa vie, entre « erreur de jeunesse » et rêve de danse, au narrateur/auteur qui se déclare un jour gauchement devant elle écrivain (avec certaine forfanterie) et qui du fond de sa mélancolie existentielle et cafardeuse fouille, à travers elle, la genèse de son propre désir d'écriture. Dans les coulisses d'un espace temps purement modianesque où tout passe, s'efface et toujours revient.

« Il y a tant de façons d'entrer en littérature […] ». Encore faut-il y durer.


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