Volontairement je ne mentionne le nombre de pages... Oui, c'est un pavé qui m'a effrayé un moment. Et pourtant, une fois les premières pages passées, le plaisir de lecture était au rendez-vous ainsi que l'envie de passer très rapidement à la page suivante Un bon choix finalement d'avoir découvert cet auteur à travers une oeuvre très brève telle que
Tonio Kröger puis, après avoir apprécié le style et le contenu de ce roman, de passer au plat principal. La chronologie voudrait l'inverse, de commencer par Les Buddenbrook écrit deux ans avant
Tonio Kröger et présentant l'histoire plus ancienne de cette famille bourgeoise allemande dans laquelle l'auteur raconte beaucoup de lui-même.
Paru en 1901, voici une oeuvre classique que je suis ravi d'avoir découvert. Il y a tant de thèmes dans le récit de ces vies successives. Superbe performance de l'auteur de tisser ainsi le fil de ces générations sans perdre le lecteur en route. Les personnages du roman sont très nombreux et je suis admiratif du talent de l'auteur pour ne jamais lasser son lecteur. La division du livre en onze parties et ensuite en petits chapitres à l'intérieur de chaque partie facilite la lecture. C'est une sorte de tourbillon, l'impression d'une succession de
nouvelles avec une présentation attirant la curiosité, puis un développement aux descriptions précises, à l'étude psychologique fine, avant une chute surprenant le lecteur à chaque fin de chapitre.
Le style est musical, fait de retours, de leitmotivs. On ne s'ennuie pas à lire cet énorme livre (oui je vais le dire maintenant : 758 pages ...) tant l'auteur trouve d'humour, de dérision, de tournures pour décrire des situations parfois heureuses mais le plus souvent tragiques. Il force le trait, quelquefois jusqu'à une certaine férocité et maintient le lecteur dans cet état de spectateur ébahi, comme au spectacle de théâtre que Christian Buddenbrook puis le jeune Hanno aiment tant. Tout cela dans des contrées où il semble pleuvoir ou neiger continuellement, renforçant l'intensité dramatique.
Naissances, mariages, décès se succèdent, agrémentés par les mesquineries, les jalousies telles que la vie des hommes regorgent bien souvent. Certains passages sont d'une virtuosité absolue et se détachent encore de l'ensemble. La demande en mariage de M. Grünlich à Antonie Buddenbrook, le retour à la maison du fier consul Kröger après « la révolution », la perfidie de Grünlich pour s'enrichir aux dépends de tous, la passion de Hanno Buddenbrook pour la musique, la charge des responsabilités économiques et politiques de Thomas Bruddenbrook, la somptueuse fête de Noël dans un temps révolu, la classe puis l'improvisation au piano de Hanno, les effets de la typhoïde et les moyens médiocres des médecins à cette époque dans les années 1850-1900 face à la maladie. L'énergie dégagée par ces ancêtres, appartenant à une riche bourgeoisie, est colossale et les efforts pour maintenir ce rang tout aussi prodigieux. Et pourtant, tout échappe, tout change dans un avenir de plus en plus imprévisible.
Pourquoi lire 120 ans après sa publication un roman sur l'histoire du déclin d'une famille allemande au dix-neuvième siècle ? Pour plein de raisons dont bien sûr le plaisir de lire une oeuvre magistrale dans sa composition et sa rédaction. Mais pas seulement ! On a là un témoignage historique puissant, d'un auteur qui est issu de cette bourgeoisie ayant connu ce déclin. Il dresse le tableau d'un capitalisme bourgeois cherchant une issue à la concurrence effrénée existant déjà à cette époque, voyant monter les revendications ouvrières, et dont l'issue sera malheureusement, pour résumer en quelques mots, deux épouvantables guerres mondiales et l'enfer du nazisme.
On a pu visiter cet été des châteaux, des maisons bourgeoises, s'imprégner des atmosphères d'époque. Ici, dans ces pages merveilleuses,
Thomas Mann donne vie à l'intérieur de ces maisons et fait s'agencer les évènements familiaux, l'histoire et les idées qui ont façonné cette séquence de temps. Toutes raisons qui font qu'ouvrir ce livre peut être une belle et bonne idée. Après avoir terminé, sans beaucoup de pauses, cette saga racontant le déclin d'une famille allemande sur quatre générations, subsistera l'émerveillement de découvrir un peu plus, un écrivain allemand rivalisant de virtuosité littéraire avec des auteurs tels que
Balzac ou
Zola.
Thomas Mann (1875 – 1955) a mis dans ce roman beaucoup d'éléments de sa jeunesse à Lübeck. Il avait lui-même séjourné à Munich, à 17 ans, à la mort de son père en 1891, un riche négociant en grains dont il devait prendre la suite – Dans Les Buddenbrook, c'est Tony la bouillante soeur de Thomas Buddenbrook qui suit son mari dans ce sud aux coutumes bien différentes de celles de Lübeck –. Au départ, il a écrit sur son milieu, la bourgeoisie allemande, puis sur l'Europe avant que l'histoire ne l'incite à aller plus loin dans l'engagement. Sont exprimées avec force dans ce récit les tensions en rapport avec un père allemand appartenant à l'élite commerçante et politique, et une mère germano-brésilienne plutôt mondaine et artiste. Il a eu le prix Nobel en 1929 pour ce roman ayant connu un grand succès. Exilé aux États-Unis en 1938, il a été la voix au plus haut niveau, avec ses enfants Klaus et Erika, d'une Allemagne refusant le nazisme.
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Retrouvez cette chronique sur mon site Bibliofeel afin de lire en écoutant L'adagio de la sonate N.5 op.24 de Beethoven avec au piano Iyad Sughayer et la merveilleuse Esther Abrami au violon. Version tout à fait en accord pour moi avec un des très beau moment du livre (parmi une multitude d'autres...). P 747 : "On dînait à quatre heure. Gerda Buddenbrook, le petit Johan et Mlle Clémentine étaient seuls. Plus tard, Hanno disposa tout au salon pour y faire de la musique et attendit sa mère au piano. Ils jouèrent la sonate op. 24 de Beethoven. A l'adagio, le violon chantait d'une voix d'ange, mais Gerda éloigna le violon de son menton, le posa d'un air mécontent, le regarda avec méfiance et déclara qu'il était mal accordé. Elle ne voulut plus jouer et monta se reposer."
La belle couverture de cette édition est aussi présentée dans une composition personnelle réalisée au festival des jardins à Chaumont sur Loire...
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