En 2006 le succès éditorial et critique des Bienveillantes de
Jonathan Littell a mis en colère
Charlotte Lacoste. Elle s'en explique dans cet essai très documenté paru en 2010. le héros des Bienveillantes, le SS Max Aue, nous est présenté comme un homme cultivé et intelligent. A propos de ses crimes lui-même apostrophe, dès les premières pages, le lecteur : « ce que j'ai fait, vous l'auriez fait aussi ». L'autrice déplore grandement que, pour comprendre ce qui a causé les génocides et crimes de guerre du 20° siècle, le personnage du bourreau ait aujourd'hui plus de succès en littérature que les
témoins d'autant plus quand il se fait passer lui-même pour un témoin, voire une victime.
La première partie de l'ouvrage est consacrée à la notion de témoignage.
Charlotte Lacoste s'appuie sur le travail de
Jean Norton Cru (1879-1949) pour montrer pourquoi un roman peut paraître plus réaliste qu'un témoignage.
Jean Norton Cru a combattu dans les tranchées pendant la première guerre mondiale. Avant même qu'elle ne se termine il constate que des récits qu'il lit dans la presse ou dans des romans et qui sont présentés comme des témoignages de soldats ne correspondent pas à la réalité. Dans
Témoins, paru à compte d'auteur en 1929, il analyse 304 titres qu'il classe en fonction de leur valeur documentaire.
Charlotte Lacoste elle-même décortique quelques titres de la seconde moitié du 20° siècle qui donnent la parole à des bourreaux et qui concernent trois épisodes de crimes de guerre et meurtres de masse : la shoah, la torture durant la guerre d'Algérie et le génocide des Tutsi par les Hutu au Rwanda. Ces textes sont de trois natures : « témoignages » de bourreaux (tortionnaire en Algérie), ouvrages se présentant comme des témoignages mais étant en fait fortement romancés et romans (
Les Bienveillantes mais aussi La mort est mon métier pour ceux que j'ai lus).
Charlotte Lacoste qualifie ces ouvrages de négationnistes en ce sens que, développant la thèse que l'homme est un loup pour l'homme et assurant que n'importe qui à la place du bourreau aurait fait la même chose, ils insinuent -ou même disent clairement- que les rôles auraient pu être inversés, voire que ce sont les victimes qui sont responsables de leur sort. Par ailleurs, à se concentrer sur des individus on oublie les causes politiques du Mal : les génocides sont planifiés et organisés à l'avance au sommet de l'État.
Enfin, à partir d'
Eichmann à Jérusalem de
Hannah Arendt,
Charlotte Lacoste nous explique que la notion de banalité du mal développée par la philosophe a été mal comprise. Il ne s'agissait pas de dire que Eichmann était un homme banal, ordinaire, mais que faire le mal était pour lui quelque chose de banal.
Professeure de littérature,
Charlotte Lacoste a un autre bagage littéraire que moi, ses analyses de textes sont approfondies et elle repère des influences -notamment mythologiques- où je n'avais rien remarqué. Je n'ai donc absolument pas lu
Les Bienveillantes comme elle. Je n'ai pas eu le sentiment que
Jonathan Littell tentait de me faire prendre Max Aue pour une victime ou un homme ordinaire. J'ai au contraire pensé que ce dernier était sacrément perturbé. Aussi je n'ai pas toujours apprécié le ton de
Charlotte Lacoste que j'ai trouvé condescendant à l'encontre des lecteurs qui ont apprécié
Les Bienveillantes. J'ai bien compris qu'elle était en colère mais je ne suis pas sûre qu'en faisant sentir aux gens qu'ils sont des imbéciles ont leur donne envie de s'intéresser à ses arguments. Il me semble que ce qui a manqué dans cet essai c'est un regard plus nuancé sur le lectorat.
Petit à petit cependant,
Charlotte Lacoste amène des arguments qui m'ont donné à penser. C'est une lecture qui m'a fait réfléchir et je serai sans doute plus attentive à l'avenir quand je lirai un livre dont le personnage principal est un bourreau. Cette lecture m'a aussi donné envie de lire
Eichmann à Jérusalem et de relire Si c'est un homme.
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