Elle jeta un œil sur son LEA, son « Life Expectancy Account », son compteur d’espérance de vie, et sourit en pensant que son total d’années allait se rétablir, alors qu’il avait anormalement baissé ces derniers jours à cause de la réservation sur internet du saut en parachute. Décès prévu : 43 ans, quelle horreur… La mise à jour se faisait chaque nuit et la découverte était parfois surprenante au réveil. Les critères variaient en fonction de trois grandes familles de données : en rouge les données physiques qui comprenaient l’héritage génétique, les activités sportives, les exercices de mémoire pratiqués, ainsi que l’alimentation. En jaune, était affichée la deuxième famille de critères, celle du mental. Les séances de méditation, de yoga qui contribuaient au bien-être y étaient comptabilisées, tout comme tous les éléments prouvant qu’on était victime de spleen, ou de morosité. Des consultations médicales pour baisse de moral, un burn-out professionnel, un rapport de la hiérarchie observant un manque de motivation pouvaient coûter cher en nombre d’années ! Et il y avait cette troisième famille de données prenant en compte les « outside events », les évènements extérieurs qui étaient plutôt bien anticipés par l’Algorithme, en fonction de nos projets divers et variés. Ce chiffre était en bleu ciel, comme si ces évènements extérieurs étaient encore un peu connectés au destin, qu’on imaginait souvent dans les cieux… C’était en tout cas ce qui avait fait chuter l’espérance de vie d’Ophélie, car un saut en parachute même encadré par des professionnels avait été considéré comme une activité risquée par l’Algorithme. Elle se demanda tout en enfilant son imperméable et ses chaussures à combien d’années remonterait son LEA le lendemain matin. Elle en avait déjà une petite idée, il repasserait probablement à une mort évaluée à 88 ans, comme ce qu’elle avait avant la réservation.
Même le souvenir de sa naissance restait vivace et d’ailleurs elle s’était souvent demandé comment les autres êtres humains avaient pu oublier un moment d’une telle intensité. Pendant cette période délicieuse de neuf mois passés dans un bercement régulier, elle avait flotté dans l’insouciance, accompagnée de bruits étouffés, de voix lointaines qui lui étaient devenues familières … Après cette superbe période donc, vint l’horreur. La poussée infernale vers ce tunnel oppressant, les parois qui écrasent, qui déforment, la lame du scalpel qui étincelle, la lumière qui aveugle, l’odeur du sang, le feu qui incendie tout le corps et qui fait hurler de douleur, puis le froid. Les voix qui sont soudain très fortes, l’angoisse que provoque tout ce vide autour de soi, cette immense solitude dans un monde de pesanteur. Victime impuissante atterrie en Enfer. Elle se souvenait aussi de la chaleur que lui avaient apporté les bras de sa mère qui l’avaient entourée, serrée tout contre elle. Du réconfort, enfin. Elle avait réalisé alors que ce n’était que la mort d’une étape de sa vie, pas celle de son existence. La chaleur des couvertures, l’odeur du corps de sa mère, sa voix qu’elle reconnaissait et qui lui disait tout doucement « C’est moi, ta maman. Bienvenue au monde, Sophie. Avec ton papa, nous faisons une famille maintenant. »
Sophie frissonna en repensant à ce passage d’un monde à l’autre qui lui avait été si douloureux. Cette certitude de mourir au moment où on commençait à « vivre », elle ne pourrait jamais l’oublier.
Aucun son n’était sorti de sa bouche, mais elle avait baissé ses lunettes pour regarder Xavier. Le voile de tristesse qui couvrait ses yeux avant qu’elle ne se cache à nouveau le visage l’émut. Xavier en fut très troublé. Cette femme était malheureuse, il le savait. Elle était malheureuse à cause de cette brute, là, en face d’elle. Il apporta le café demandé, l’homme ne le remercia même pas, elle leva la tête mais n’ôta pas ses lunettes. Xavier finit de débarrasser deux tables tout en jetant un œil sur ce couple qui l’intriguait. Soudain l’homme décida de se lever et se dirigea vers les toilettes. Il avait laissé son portable sur la table. La jeune femme sortit de sa léthargie tout d’un coup, elle redressa rapidement la tête pour vérifier qu’il avait bien disparu aux toilettes, et s’empara prestement du téléphone. Ses doigts tremblaient. Elle essayait de composer un numéro, elle relevait sans cesse la tête pour regarder la porte des toilettes. Ses yeux étaient paniqués. Xavier s’approcha malgré lui de la table, la panique qui l’avait submergée réduisait sa tentative à l’échec. Ses doigts tapaient nerveusement quelques chiffres, puis les effaçaient… Xavier fit encore un pas en avant. Alors elle le vit. Elle lui marmonna quelques mots en anglais qu’il comprit malgré la voix tremblante.
« family », « help », « prisoner », («famille», «aidez-moi», «prisonnière») et d’autres mots qu’il ne comprit pas, c’était du russe. Soudain elle sursauta.
Il leva le pied pour accéder à la terrasse quand soudain il sentit un énorme frisson glacial l’envahir tout entier. Il ne réalisa pas tout de suite ce qui lui arrivait. C’était étrange, comme un courant d’air polaire qui l’enveloppait. Quand il voulut faire à nouveau un pas sur la terrasse en direction de la baie vitrée, il se retrouva bloqué. Quelque chose de transparent, complètement invisible l’empêchait d’avancer. Son pied droit heurtait une sorte de paroi qu’il ne pouvait pas voir, comme si c’était un mur de verre. Alors, il tendit le bras pour vérifier ce qui lui faisait barrage. Même chose pour sa main. Elle heurta un obstacle invisible, dur et froid. Il tourna sur lui-même, les deux mains en l’air et réalisa en essayant de ne pas céder à la panique que ce mur invisible l’entourait totalement. Il ne pouvait plus avancer, ni reculer. Un pas de côté ? Non plus. De l’autre côté ? Pareil… Qu’est ce qui lui arrivait ? Comment c’était possible d’être prisonnier d’un truc complètement invisible !
Louis restait sceptique et furieux. On avait touché à ses commandes cérébrales. Comment osaient-ils ? Et en plus, il réalisait peu à peu qu’il ne se souvenait plus de son adresse, du prénom de sa femme… Avait-il des enfants ? Ça aussi, il l’avait oublié… Une sueur froide l’envahit soudain. Et s’il ne retrouvait jamais ses souvenirs ?
• Ok ok, guérir ces maladies c’est bien, mais moi ? Pourquoi vous avez touché à mon cerveau ? Pourquoi je n’ai plus de souvenirs de ma vie à moi ? Qu’est-ce que vous m’avez fait bon sang ?
Un silence. Un silence angoissant. Il essaya de tâtonner sa tête pour ausculter son crâne et vérifier qu’ils ne lui avaient pas fait un trou quelque part… mais impossible de lever les bras. Ses lèvres commençaient à trembler, un sentiment de panique s’était emparé de lui. Il hurla.
- Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Rendez-moi mon corps, rendez-moi mes souvenirs !