Sébastien Japrisot réalise un travail d'orfèvre. Ses romans fonctionnent avec la précision d'un mécanisme d'horlogerie qui entraîne le scénario vers son dénouement inéluctable. Mais les pièces du dispositif (des éléments anodins de contexte, des phrases sibyllines prononcées …) ne sont pas si apparentes et leur fonction échappe le plus souvent au lecteur, sauf une fois la lecture du livre terminée. Encore faut-il que le lecteur – comme dans mon cas – effectue un salutaire travail de recherche des indices passés inaperçus pour vérifier certaines hypothèses, lorsque la vérité (une vérité ?) finit par être suggérée. Bref, les romans de
Japrisot sont complexes, cérébraux, troublants, autorisent plusieurs lectures, sont truffés de chausse-trappes et de miroirs déformants, et celui-ci comporte encore plus de pièges que les autres.
Piège pour Cendrillon démarre comme une comptine : « il était une fois, il y a bien longtemps, trois petites filles, la première Mi, la seconde Do, la troisième La. »
Ces trois petites filles ont été élevées par leur marraine Midola, en réalité une richissime industrielle italienne, la Raffermi, qui a fait fortune dans la chaussure. Arrive le jour où la Raffermi décède et c'est sa nièce Mi (Micky ou Michèle Isola), la seule des trois filles faisant réellement partie de la famille, qui doit hériter de son immense fortune.
Mi se réveille à l'hôpital, telle une momie entourée de bandelettes, totalement amnésique. Elle vient d'échapper à un incendie. Son ami d'enfance Do (Domenica Loï) n'a pas eu cette chance car elle n'a pas pu être sauvée. A grand renfort de chirurgie esthétique et de greffes de peau, Mi va pouvoir retrouver un visage tout neuf et des mains. A son réveil, Mi est prise en charge par Jeanne Murneau, l'assistante de la Raffermi, qui va l'aider à retrouver ses souvenirs et son passé. Mais Mi va se rendre compte rapidement que certaines choses ne collent pas. Jeanne Murneau lui dit-elle toute la vérité ? Certains indices vont faire penser à Mi qu'elle est peut-être Do…
Sébastien Japrisot se joue des codes du polar et aime brouiller les pistes. Il reprend ici les rôles traditionnels inhérents à tout bon polar et distribue toutes les cartes… à la même personne ! Même
Agatha Christie, coutumière de la falsification des rôles, n'était pas allée aussi loin. La couleur est annoncée sur la quatrième de couverture : la narratrice assume
les quatre rôles à la fois (« Je suis l'enquêteur, je suis le témoin, je suis la victime, je suis l'assassin ; je suis
les quatre ensemble, mais qui suis-je ? ») Ceci fonctionne car l'identité de la narratrice reste incertaine, pour elle-même comme pour le lecteur.
Deux grandes thèses s'affrontent. L'incendie est criminel et il y a une victime : un meurtre a bien été commis. Mais la victime visée était-elle Mi ou Do ? En quête de son identité réelle, ne faisant aucune confiance à Jeanne, la jeune femme poursuit ses investigations (enquêtrice), fouille son passé (témoin), comprend qu'elle est manipulée (victime) et qu'elle est peut-être complice et coupable d'un meurtre (assassin). Les personnages secondaires qui apparaissent successivement, témoignent et contribuent à la résolution de l'enquête, mais leurs récits contradictoires favorisent l'une ou l'autre des hypothèses, ajoutant à la confusion de la narratrice (et du lecteur).
Sébastien Japrisot construit son récit en sept parties : J'aurai assassiné, j'assassinai, j'aurais assassiné, j'assassinerai, j'ai assassiné, j'assassine, j'avais assassiné. Cette conjugaison obsessionnelle guide le récit sans le guinder.
Sébastien Japrisot déroule son roman sur plusieurs époques (avant et après le meurtre) et change de narratrice en alternant les points de vue de Mi et de Do. Jusqu'au bout, l'identité de la nouvelle Mi restera incertaine, y compris pour elle.
Le lecteur peut en première lecture choisir de rester dans cette indécision, ce qui est quand-même un peu frustrant, avouons-le. Mais il peut également prendre en compte la toute dernière phrase du roman (page 220), qui renvoie à un petit détail (page 183) et à un énorme indice (page 200) qui n'ayant pas été placés là au hasard par
Sébastien Japrisot, donnent à mon avis, par recoupement, l'ultime clé du roman. Un véritable tour de force !