Citations sur Anéantir (306)
"Après avoir détruit ses parents en tant que couple, l'enfant s'emploie à les détruire à titre individuel, sa principale préoccupation étant d'attendre qu'ils soient morts pour toucher l'héritage, comme l'établit clairement la littérature réaliste française du 19e siècle. Encore peut-on s'estimer heureux quand ils ne s'emploient pas à hâter l'échéance comme chez Maupassant [...] Enfin c'est comme ça que ça se passe, en général, avec les enfants." P.653
Ce qu'il ne supportait pas, c'était l'impermanence en elle-même ; ce n'était rien d'autre qu'une des conditions essentielles de la vie. P. 522.
Un samedi du milieu de décembre, Paul se rendit à l’église Notre-Dame de la Nativité de Bercy. Elle était située place Lachambeaudie, à cinq minutes à pied de chez lui. C’était vraiment une petite église, probablement construite au XIX e siècle, incongrue dans ce quartier moderne, voire postmoderne. À quelques mètres il y avait les lignes du réseau ferré Sud-Est, les TGV pour Mâcon et Lyon passaient par là, son train était certainement de nombreuses fois déjà passé devant cette église sans qu’il ne soupçonne son existence. Un dépliant d’information lui en apprit davantage : construite en 1677 sous le nom de Notre-Dame de Bon Secours, l’église avait été détruite en 1821, car quasiment en ruines, puis reconstruite à partir de 1823. Elle avait de nouveau été détruite au cours de la Commune, puis reconstruite à l’identique un peu plus tard. Ensuite inondée lors des crues de la Seine de 1910, puis touchée en avril 1944 par le bombardement des voies de chemin de fer, elle avait été partiellement détruite par un incendie en 1982. En somme c’était une église qui avait souffert, et qui continuait de ne pas très bien se porter, elle était en ce samedi après-midi absolument déserte, et donnait l’impression de l’être à peu près en permanence. Si l’on avait voulu figurer les tribulations du christianisme en Europe occidentale, on n’aurait pas pu trouver mieux que l’église Notre-Dame de la Nativité de Bercy.
Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort. Les vacances d’été sont depuis longtemps oubliées, la nouvelle année est encore loin ; la proximité du néant est inhabituelle.
Le Rhône était un fleuve impressionnant, d’une largeur étonnante, cela faisait déjà au moins cinq minutes qu’il s’était engagé sur le pont de l’Université ; un fleuve majestueux, le terme n’était pas excessif, la Seine en comparaison n’était qu’un ruisseau minable. Il avait vue sur la Seine de son bureau, c’était un des avantages dont bénéficiaient les membres du cabinet, mais il ne la regardait presque jamais pendant la journée – et, en présence du Rhône, il comprenait pourquoi. Les fleuves français avaient leur qualificatif associé, dans les manuels de géographie destinés aux écoles primaires, du temps de son enfance. La Loire était capricieuse, la Garonne impétueuse, la Seine il ne se souvenait plus. Paisible ? Oui, ça pouvait être ça. Et le Rhône ? Sans doute majestueux, en effet.
Aussitôt l’ascenseur reprend sa descente, cette fois à un rythme très accéléré, les chiffres défilent à une vitesse folle sur le panneau de contrôle. Puis il s’arrête brutalement, avec un choc violent qui manque de lui faire perdre l’équilibre : on est au niveau - 62. Il ignorait complètement qu’il y eût 62 niveaux dans les sous-sols du ministère, mais après tout ce n’est pas impossible, il ne s’était jamais posé la question. Cette fois les portes s’ouvrent rapidement, avec souplesse : un couloir de béton gris clair, presque blanc, faiblement éclairé, s’étend à l’infini devant lui. Sa première impulsion est de sortir, mais il se ravise. Rester dans cet ascenseur n’est pas très rassurant, son fonctionnement est visiblement défectueux. Mais s’arrêter au niveau - 62 ? Qui s’arrête jamais au niveau - 62 ? Le couloir qui s’étend devant lui est vide, désert, et donne l’impression de l’avoir été de toute éternité. Et si l’ascenseur repartait sans lui ? Et s’il demeurait prisonnier au niveau - 62, jusqu’à y mourir de faim et de soif ? Il réappuie sur la touche du niveau 0. Le niveau - 62, pas davantage que les niveaux intermédiaires, n’est, il s’en rend compte à cet instant, répertorié sur le panneau de commandes ; il n’y a rien en dessous du - 4.
Le déclin de leur couple avait débuté peu après qu’ils achètent en commun, s’endettant tous les deux sur vingt ans, leur appartement rue Lheureux, aux abords du parc de Bercy – un splendide duplex avec deux chambres et un espace de vie magnifique, dont les baies vitrées donnaient sur le parc. La coïncidence n’était pas fortuite, une amélioration des conditions de vie va souvent de pair avec une détérioration des raisons de vivre, et en particulier de vivre ensemble.
Je ne sais pas si c'est celui-là son gros livre qui contient 770 pages. MH est devenu tellement avare de commérages, voire sujet à un mutisme total, qu'il faut savoir apprécier ce qu'il a dit rétrospectivement. Il confirmait avant Anéantir sa volonté d'écrire "un gros livre avec des passages ennuyeux".
Paul n’avait jamais vraiment aimé Aurélien, il ne l’avait jamais détesté non plus, au fond il le connaissait mal et n’avait jamais éprouvé grand-chose pour lui, hormis peut-être un vague mépris. Aurélien était né longtemps après lui et Cécile, il avait grandi avec Internet et les réseaux sociaux, c’était une autre génération. Quand au juste était-il né ? Paul prit conscience avec gêne qu’il avait oublié la date de naissance de son frère ; il y avait de toute façon un écart important. Cécile avait parfois tenté de combler cet écart ; ce n’était pas son cas. Quand il avait quitté la maison Aurélien était encore un enfant, quelque chose qu’il distinguait assez peu d’un animal domestique ; il n’avait jamais eu l’impression, en réalité, d’avoir un frère.
En effet, se dit Paul, mais il ne parvenait pas à savoir si c’était une chance ; aujourd’hui, la plupart des gens répondraient probablement que non, mais il vivait à une époque qui accordait une importance exceptionnelle au travail, et à l’épanouissement dans le cadre du travail, la plupart des époques antérieures auraient considéré au contraire que le loisir était le seul mode de vie convenable au sage.