L'Homme de Mars est une étrange créature. Né sur
la planète rouge de parents terriens qui moururent rapidement, Valentin
Michael Smith est un esprit martien. Son retour sur Terre - envisagé comme un voyage diplomatique - représente, à bien des égards, un bouleversement majeur qui ébranle d'abord les plus hautes autorités terriennes - une fédération mondiale, représentée par son secrétaire générale, M. Douglas, dispose de l'autorité politique sur une majeure partie du globe - puis sur le reste de la population. Défendu, au sens légal du terme, par l'auteur et avocat et médecin Jubal Harshaw, Smith - plus couramment dénommé Mike dans le roman - est rapidement entouré d'hommes et de femmes fascinés par cet esprit nouveau et puissant. Surtout, le personnage timide et naïf des premiers temps devient bientôt une superpuissance économique, intellectuelle et même religieuse. Sa destinée le place aux côtés des plus grands politiques et prophètes de l'Histoire humaine. Roman autant politique que philosophique,
En terre étrangère use du regard de l'étranger - rappelant en cela les Lettres Persanes ou Les voyages de Gulliver - pour observer les moeurs et la morale humaines, et placer au-dessus de tout autre principe celui de liberté, associée à la responsabilité individuelle.
Il semble que
Robert Heinlein ait utilisé la forme du roman de science-fiction pour en faire, in fine, tout autre chose qu'une littérature de l'imaginaire. Certes, Mike vient de Mars et les voyages spatiaux sont technologiquement possibles, tandis que la géopolitique de ce monde procède d'une vision futuriste d'un globe unifié. Cependant, le récit est très fermement ancré dans son époque, qui sont les années 1960, les années d'une Amérique surpuissante à l'extérieur et profondément interrogée en son sein intérieur. Certaines expressions, certains mots ou certaines idées exprimées témoignent d'ailleurs de ce poids culturel des années 1960 qui entourent l'écriture du roman. Ainsi de la vision de la femme, ouvertement sexiste - l'un des personnages allant même jusqu'à déclarer que neuf femmes violées sur dix l'est par sa propre faute - qui jure avec le caractère pourtant progressiste des personnages principaux. Il est à noter toutefois que les femmes occupent une grande part du récit et qu'elles sont un vecteur essentiel de l'intégration de Mike parmi les humains. Plus encore, la marque du contexte d'écriture est fortement imprimée sur les thèmes abordés : libération sexuelle, réception de l'étrange et de l'étranger, refus de la violence, critique de la morale religieuse.
De façon assez nette, le roman semble diviser en deux parties. Dans la première, Mike arrive sur Terre et il apparaît davantage comme un objet plutôt que comme un sujet. Convoité par les grandes puissances politiques du monde, Mike est un trophée à détenir plutôt qu'un ambassadeur à recevoir. A cela,
Heinlein donne des raisons très pragmatiques : en tant que seul survivant du vaisseau spatial, il est l'héritier non seulement de ses parents, mais aussi des autres passagers, lesquels détenaient tous, par des moyens divers, des fortunes qui font de Mile l'homme le plus riche de la planète. Sur Terre, Mike est protégé par Jubal Harshaw ainsi que par le journaliste Ben Caxton, puis par des personnages féminins aussi dévoués qu'intelligents, dont Jill en premier lieu, infirmière de son état et première protectrice de Mike. Dans la seconde partie du roman, Mike gagne en puissance et en charisme. Sa compréhension des logiques terriennes ainsi que sa puissance intellectuelle lui permettent de s'extraire du cocon protecteur de la maison de Jubal, et de découvrir le monde en grande liberté. Impressionné par l'Église fostérite, Mike fonde sa propre Église, provoquant la fureur de foules américaines qui le lynchent.
Tous les thèmes abordés dans le roman se rejoignent dans un méta-thème, la liberté. Déclinée sous sa forme individuelle et sous sa forme collective, la liberté semble bien être le principal enseignement de Mike. Au niveau individuel, la liberté passe d'abord par celle du corps, et notamment par le moyen sexuel. Mike promeut le sexe comme moyen d'union non seulement physique, mais aussi psychologique et, au-delà, sociale, des corps. le concept de jalousie lui est complètement étranger, et le partage du plaisir est une condition obligatoire au bonheur des hommes. On remarquera toutefois que cet amour est exclusivement hétérosexuel et que, malgré son absence d'a priori, l'homosexualité n'est jamais envisagée par Mike. L'union des corps et des âmes - par le sexe mais aussi par télépathie - est d'ailleurs l'un des piliers de l'Église de Mike, dans une forme totalisante d'empathie. La libération des individus passe par d'autres formes, qui remettent gravement en cause l'ordre établi par l'usage politique et par la morale. Au plus extrême, cette liberté prônée a un goût libertarien, où la liberté individuelle prime sur toute autre forme. Celle-ci est consacrée par la formule "Tu es Dieu", comme une manière d'affirmer le pouvoir absolu que chacun possède pour décider des orientations de sa vie. Mais, explique Mike, cette formule appelle aussi à une responsabilité individuelle totale car l'Homme, débarrassé de Dieu, n'a ainsi plus d'épaule supérieure sur laquelle se reposer. La liberté selon Mike est une affirmation de soi qui n'est pas au détriment d'autrui, mais possible seulement, au contraire, dans le partage. Plusieurs fois, Mike exprime l'incompréhension des Martiens vis-à-vis de la race humaine, égoïste et cruelle ; pour les Martiens, l'honneur suprême consisterait plutôt à offrir son corps à manger à ses congénères affamés. Toutefois, la race humaine connaît des limites qui sont étrangères aux Martiens ainsi qu'à Mike. L'argent, d'abord, est une convention certes très pratique, mais elle empêche l'accomplissement matériel des choses à celui qui n'en possède pas assez, c'est-à-dire à la majorité de la planète. Mike, lui, par son héritage, n'a pas ce souci là. Il met ainsi en place une sorte de communisme total où la propriété privée n'est pas abolie, mais elle perd de son sens dans laquelle mesure où tout appartient à tout le monde. D'autre part, le temps est une dimension que Mike peut étirer à l'infini, grâce à une technique semblable à la méditation qui lui permet de plonger en lui-même et à littéralement prendre le temps d'étudier ce qui l'entoure. La conséquence la plus évidente est que la mort ne présente aucun caractère fatidique pour les Martiens, qui choisissent de se désincarner quand ils le veulent. La mort n'est jamais que physique chez les Martiens, car l'esprit demeure, et est la forme la plus aboutie de l'être ; en témoigne le respect qu'éprouve Mike pour ceux qu'il nomme les Anciens. Ainsi cette conception du temps - ou du non-temps, pour les Martiens - induit deux manières opposées qu'ont les humains et les Martiens d'appréhender la vie. Les uns sont toujours pressés, et ne peuvent pas prendre le temps de comprendre les sujets, aussi importants soient-ils ; les autres ont accès à une connaissance totale de l'univers, du moins potentiellement.
Le rapport est donc radicalement différent pour les humains et les Martiens avec la vérité puisque, pour des raisons matérielles - le temps, l'argent, la morale -, les humains ne peuvent réellement accéder à celle-ci. L'Église fondée par Mike a d'ailleurs cet objectif, plutôt que d'aboutir à une foi, qui ne serait que la soumission à une fatalité, celle de l'acceptation de la méconnaissance de toute chose -, objectif qui est d'amener ses fidèles à la vérité, et donc au bonheur. Là où le savoir humain, limité, aboutit à un malheur induit par l'incapacité à agir et à vraiment comprendre, le savoir total martien, couplé à un respect de l'individu dans un grand tout lui aussi adoré, permet le bonheur. Ainsi Mike devient-il un prophète, un messager d'un Dieu nommé Vérité, ou Bonheur. Telle la figure christique, il offre son corps à la colère de la foule, en sachant que son message est prêt à être diffusé par ses disciples. La diffusion de son message est permise par l'apprentissage du langage martien par les humains, rappelant la nécessaire compréhension de l'arabe, par exemple, pour pleinement appréhender le message coranique. La question du langage apparaît en filigrane dans tout le roman, depuis les premières pages où le droit, comme langage, détermine la liberté et les conditions de vie auxquelles peut prétendre Mike. Après avoir eu des interprètes dans pareille langue, Mike essaie de comprendre l'anglais, médium des sentiments et des concepts humains, telles que l'amour ou la jalousie. La dernière étape consiste en l'apprentissage du martien par le premier cercle des amis de Mike - Jill, Patty, Aube ... - afin que le message de vérité et de liberté se répande, tel l'Évangile, sur la Terre.
En terre étrangère sonne une charge littéraire et philosophique contre le monde moderne et ses représentants : l'État, la religion, la morale, qui empêchent littéralement l'individu de s'accomplir. La présence de Mike met en évidence la corruption des institutions et des dirigeants, prêts à tout pour conserver leur mainmise sur le pouvoir - c'est le cas de Douglas, secrétaire général de la Fédération - ou sur l'argent (ainsi l'évêque fostérite Digby). Il n'est pas innocent que Mike et Jill fassent leurs premières armes dans un cirque et qu'ils se servent de cette expérience pour comprendre les ficelles qui feront leur succès après la fondation de l'Église de Mike. Qui dit cirque dit farce, dit illusion. Mike et Jill y apprennent à parler aux "jobards" qui aiment être émerveillés, mais pas être pris pour des imbéciles. Il n'en demeure pas moins que la libération promise aux hommes se heurte à des préceptes moraux qui tiennent encore sous leur coupe une frange largement majoritaire de la population. Mais seuls seront horrifiés ceux qui n'auront pas compris le message. Il faut être patient pour que les choses changent.