La fromagerie de Bêtenval

Vous en avez peut-être un dans votre entourage. Il, ou elle, traine partout une pile énorme pile de bouquins, et chaque centimètre de sa chambre est occupé par du papier. Vous n'avez pas plutôt posé votre manteau qu'il vous a déjà mis trois livres dans les mains, qu'il faut ab-so-lu-ment que vous lisiez, là, tout de suite. Pour une fois je l'ai écouté, et bien m'en a pris.

On surnomme parfois Jérémias Gotthelf le « Tolstoï suisse », mais il fait hélas figure d'inconnu sur ce versant-ci des Alpes. Ce qui est dommage, car son talent et son sens de l'observation sont étonnant. Dans le cas présent, ils s'appliquent à l'un de ses sujets de prédilections : les mutations que connut le monde paysan au XIXème siècle.

Accompagnons-le donc dans le village de Bêtenval, dont les habitants ont décidé d'investir dans un équipement à la pointe du progrès : une fromagerie. C'est que faire du fromage n'est pas une mince affaire. Il faut maitriser la pressure, la température, et surtout la qualité et la quantité du lait... Il se faisait donc l'été, quand les bêtes étaient regroupées dans les alpages. L'hiver, le lait restait donc dans les fermes, on en vendait un peu, parfois il y en avait trop.

C'est donc une petite révolution. L'économie des ménages change, l'organisation des fermes est bouleversée. Chacun veut aussi produire plus de lait que le voisin, et les tricheries commencent… Gotthelf détaille tout cela avec adresse, minutie, et surtout le talent de conteur et la petite pointe d'ironie qui en rend la lecture passionnante et drôle, jusque dans la fabrication du fromage, décrite point par point. Quand à la vente des produits finis, du portrait qu'il en fait les négociants en étaient pire que les maquignons.

Quant aux protagonistes, celui qui connaît le monde des villages retrouvera des figures bien connues : la famille dure à la tâche se débattant avec les dettes accumulées par le reste de la famille, celle qui accuse ses voisins de sorcellerie pour justifier que sa ferme parte à vau-l'eau, le paysan-truand toujours à la recherche d'un bon coup ou d'une petite arnaque… Et au milieu de tout cela, des personnages principaux attachants, et une petite idylle toute simple, bien tournée et pleine de bon sens.

Un récit drôle, vivant, et où se niche une grande connaissance du monde paysan, tant de sa vie que de ses métiers et de ses techniques. On découvre là les premières mutations d'un monde qui depuis n'en finit plus de changer, et la grande plume d'un écrivain oublié.