Contre nature

La politesse a ses limites qu’il faut s’appliquer à enjamber, surtout si l’on se pense illégitime. L’absence de vertige engendre la peur du plat, et les tristes nuages prisonniers d’un ciel sans sommets errent sur nos têtes vides de rêves. Il m’appartenait de créer du relief, de pousser une histoire qui bégayait, qui patinait sur elle-même et n’avançait vers rien. La politesse, oui, si vous voulez, mais sûrement pas adressée à ceux qui n’admirent que leurs semblables, accoutrés des mêmes fringues griffées, d’origines compatibles et de sourires, comme des grimaces qui pointent douloureusement vers le haut.

Mes parents n’ont jamais apprécié que je m’acoquine avec ce Français. J’ai eu beau leur rappeler que, née en France, j’étais moi aussi française, j’ai eu beau leur parler de l’amour qui ne connaît aucune frontière, vanter les qualités de l’élu, ils n’y entendaient rien. Et en plus d’être français, il était mon patron. Notre cause était perdue, il m’a fallu faire un choix, que j’ai fait. Mes parents n’étaient pas de fervents croyants, ils étaient même assez désinvoltes comparés à leurs amis, qu’il convenait cependant de ne pas froisser. Ma mère portait le voile, comme une corvée, mon père se rendait à la mosquée, comme on fait son devoir.

Elle n’aimait pas le sexe, elle était sèche, elle s’était forcée un peu, pour faire plaisir, et le petit copain l’avait trouvée trop coincée. Depuis, oui, c’est vrai, elle sentait une sorte d’irritation. Elle a demandé innocemment à la toubib si une pommade, ou quelque chose, pourrait atténuer cette sensation de tiraillement. C’est passé.

Bravo ! Grandiose !

Il y a eu encore un rendez-vous, puis un autre avec une psychologue, et la date de l’IVG a été fixée, une semaine plus tard. Vanessa n’était plus qu’un sexe qu’on fouille, qu’on remplit et qu’on vide. Elle avait dix-sept ans, et elle traînait dans le bas de son ventre comme un parpaing. Elle a dû cohabiter avec le cancrelat fiché dans ses entrailles encore sept longs jours et ne rien pouvoir faire pour le déloger elle-même.

Son corps refusait désormais d’être celui d’une femme. Il le lui disait. Mais elle avait lu sur internet que l’absence de menstruations n’empêchait pas de tomber enceinte. Alors la peur était là, permanente, avec celle de récolter on ne sait quelle maladie. Deux à trois fois par semaine, ils n’étaient plus six ou sept, mais dix à quinze, et ils se jetaient sur une Vanessa, impassible, dont ils se sont convaincus, puisqu’elle ne protestait pas, qu’elle aimait ça, la garce !

Elle savait que macérait une sanie de colère et de haine, qu’elle y bouillonnait comme une rumeur, enflait comme un bouton blanc disgracieux et énervant, mûrissant lentement, ne demandant qu’à percer. Elle savait que, là où elle habitait, il relevait de l’exploit de n’être pas victime quand on n’était pas bourreau.

Le mal est fait. Si seulement vous pouviez vous taire, mais vous êtes bouffies d’une colère qui s’exprime ici de la pire des manières. Je vous déteste de ce que vous infligez à la dignité quand vous devriez la restaurer. Vous la piétinez et c’est sur vous, sur nous, que vous sautez à pieds joints. Vous donnez raison à ceux qui pensent que nous sommes mauvaises, vous, moi, celle qui va arriver et que vous jurez de démolir. À leurs yeux, plus jamais nous ne serons des femmes convenables, alors autant nous saboter pour de bon, c’est ça ?
Pour moi, la messe est dite, j’ai l’âge d’être la mère de la plupart d’entre vous et je ne vous déteste pas tant que ça, allez, je vous plains surtout de ne rien tenter pour vous élever, de n’être volontaires que dans vos plaintes qui me cassent les oreilles, de vous laisser enlaidir par la prison. De ressembler à ce que vous avez commis. De n’être plus que ça. Bien sûr, je vous déteste, comme je me déteste. Bien sûr, j’ai envie de vous agripper par la tignasse et de vous ramener à notre triste réalité, et bien sûr le temps figé m’oblige à vous aimer quand même, un peu, parce que ma rage est molle, parce qu’elle est inutile.

Dans mon corps, radeau de survie bien trop chargé, j’ai transporté huit petits passagers. Nous avons fait naufrage. Je les ai tués.