Quand on se donne pour objectif de parcourir en livre tout le palmarès du Nobel de Littérature, on se heurte à des obstacles qui peuvent paraître infranchissables. L'historien allemand de Rome en fut certainement un mais un autre écueil allemand se dressait sur mon chemin, que j'évitais assez soigneusement de façon régulière, le philosophe
Rudolf Christoph Eucken.
Les premiers lauréats du Nobel étonnent un peu et semblent pour certains être bien éloignés des standards exigés ensuite, notamment en termes de style. Observons donc comment l'Académie justifiait à l'époque ce prix, décerné « en reconnaissance de sa recherche sérieuse de la vérité, de son pouvoir pénétrant de pensée, de son large éventail de vision et de la chaleur et de la force avec lesquelles, dans ses nombreuses oeuvres, il a défendu et développé une philosophie de vie idéaliste ».
C'est à la fois très élogieux et très creux, on ne discerne pas bien ce qui a permis de le distinguer parmi les philosophes de son époque… alors que la postérité ne l'a pas, plus d'un siècle plus tard, autant récompensé !
On comprend assez vite à la lecture de cet ouvrage que la grande oeuvre de cet auteur est la défense du christianisme face aux attaques que la pensée moderne lui fait subir. A plusieurs moments, j'ai eu envie de saluer ses prises de position, notamment pour une religion qui devait s'inscrire dans l'individu et sa recherche de rapport avec Dieu, plutôt que dans les doctrines trop figées et l'institution rigide de l'Église.
Son argument pour défendre la véracité des religions face à une explication purement scientifique et positiviste du monde m'a semblé en revanche bien fragile. En résumé, l'homme est naturellement enclin à faire le mal, à profiter égoïstement de la vie. Seule l'existence d'une force supérieure qui cherche à le guider vers le bien peut expliquer que des hommes s'encombrent de règles morales qui limitent leurs méfaits. Ce serait donc parce que l'homme sent à l'intérieur de lui qu'il faut que ses actions soient guidées vers des conduites plus vertueuses qu'on ne pourrait que reconnaitre l'existence d'une forme supérieure. Ce qui me gêne fortement est que ce genre d'explication confine à la facilité puisque tout ce qui arrivera de mauvais sera logiquement dû aux hommes. Les dérives de l'Église ne sont donc que la mauvaise application par les hommes du message divin.
Non content de défendre âprement l'intérêt global de la religion, Eucken nous explique ensuite pourquoi c'est la religion chrétienne qui est celle qui a le mieux compris le rapport au Divin et qui doit donc être suivie. Il parle peu des messages des autres religions, évoquant hindouisme, bouddhisme et islam pour rapidement les écarter. C'est dans la toute dernière partie où il s'interroge sur les moyens pour le christianisme de retrouver sa gloire d'antan face aux contestations modernes qu'il sépare catholicisme et protestantisme pour trancher sur la plus grande chance de réussite d'un protestantisme moderne pour concilier philosophie actuelle et religion…
Après la lecture de cet ouvrage, je ne peux qu'émettre l'hypothèse d'une composition du jury Nobel de l'époque très croyante et qui a voulu mettre en avant un philosophe capable de défendre la religion attaquée par la pensée moderne. Même si d'autres qualités ont été récompensées avec eux, on ne peut aussi que se souvenir de la grande religiosité d'autres lauréats anciens comme Lagerlöf ou Sienkiewicz, qui ont aussi dû contribuer à leur réussite…