Dans la tête de Vladimir Poutine s'ouvre sur un curieux évènement : la réception, en janvier 2014, d'ouvrages de philosophie de penseurs russes, pour de hauts fonctionnaires russes et en guise de cadeau du Président.
Si cette introduction étonne un peu, elle permet de construire, au fur et à mesure de l'essai, une argumentation éclairante et extrêmement intéressante, qui tente de décortiquer les discours de Vladimir Poutine, et d'y repérer les influences ou utilisations de théories d'intellectuels russes. L'ambition de l'auteur est en effet de montrer et d'analyser les différentes phases du "Poutinisme", une idéologie ayant connu une lente maturation, s'enrichissant d'un lien étroit avec l'église orthodoxe, raffermie par une position conservatrice et opposée aux homosexuels, promouvant une vision démocratique radicalement différente de celles des Européens : celle de la voie russe, dont on ne reconnaîtrait pas suffisamment la qualité de sauveur de l'Europe, contre Napoléon puis contre Hitler.
Fort de cette approche,
Michel Eltchaninoff explique la construction d'une idéologie basée sur des intellectuels sortis des affres de l'oubli, ou au contraire réutilisés contre leur gré : Ivan Ilyne, Léontiev, Soljenitstyne, érigé en héros national...
L'auteur s'attarde également sur les grands mouvements de pensée qui ont traversés la philosophie russe, tels que les Occidentalistes, souvent pétersbourgeois, opposés aux Slavophiles, majoritairement moscovites et influencé par Hegel et Schelling. du courant slavophile est issu Nicolas Danilevski, qui semble avoir une influence particulière sur Poutine, et qui soutient la thèse selon laquelle la civilisation slave serait supérieure à celle européenne, ce sentiment renforcé par le caractère immaculé d'une église orthodoxe face à l'église catholique.
Au-delà des limites du panslavisme, la Russie joue, en fonction de ses relations tumultueuses avec l'Europe, la carte d'une union eurasiatique, remise au goût du jour récemment, bien que remontant à
la guerre de Crimée de 1856. Promue par Troubetskoï ou Lev Goumilev (le fils d'
Anna Akhmatova), cette philosophie propose une vision positive de la période mongole, et se veut intégratrice des populations turcophones (et musulmanes) au sein d'une "Novorossia", qui comprendrait aussi l'Ossétie du Sud, l'Abkhazie, la Transnistrie...Régions aujourd'hui volontairement déstabilisées, et qui profitent au crime.
Michel Eltchaninoff s'attarde également sur la place particulière de
Fiodor Dostoïevski dans la construction d'une idéologie russe : l'auteur fut longtemps un fervent critique de l'Occident et d'une universalité russe.
Une trame directrice de l'idéologie de Poutine finit par se dessiner, étroitement corrélée à une sorte de renouveau de l'Empire russe et à une apologie de
la guerre (intervention en Syrie, la première projection des forces russes en dehors de l'ex. URSS depuis l'Afghanistan) ; ce besoin de remplacer l'idéologie communiste trouve donc des pistes parmi le panslavisme (qui explique les pressions sur la Bulgarie), l'église orthodoxe (mais qui pose le problème d'une Russie multiconfessionnelle), un rassemblement autour de l'ethnie russe (Russes d'Ukraine par exemple), ou de la langue russe (qui exclurait de facto la Géorgie et l'Arménie)...
Cet ouvrage est finalement un merveilleux condensé de la projection politique de la Russie, tant par ses intellectuels que par ses aspirations géopolitiques, et offre une vision passionnante de la stratégie fédératrice de Poutine, à la fois à l'intérieur de ses frontières, mais aussi au-delà, dans l'ex. URSS, ou même au sein de l'Europe. A lire !