Michael Edwards :
de l'émerveillement (2008)
Edwards est un poète bilingue, académicien, professeur au
Collège de France, expert de la lecture explicative. Pour construire une théorie
de l'émerveillement, il invoque avec aisance les philosophes,
les poètes, les peintres et les musiciens. Il postule en introduction « que l'émerveillement n'est pas une simple émotion, mais une capacité de l'être ; qu'il nous ouvre au monde, révèle heureusement notre ignorance, et nous offre une forme de connaissance à la fois plus libre et plus intime ». Il commence par
Platon (Le
Théétète): "Il est tout à fait d'un philosophe, ce sentiment, le s'émerveiller ; en effet il n'est d'autre commencement de la philosophie que celui-là". Méfiance,
Platon est le metteur en scène de Socrate dont la vocation est de conduire l'ignorant à la vérité, et il « introduit assez tôt la charge ironique du mot ». L'émerveillement est-il une forme naïve de la pensée ou de l'émotion, qui n'a plus de raison d'être quand le savoir le remplace ? Edwards cite
Descartes dans ce sens: "l'Admiration est la première de toutes les passions", elle nous pousse vers "la connaissance de la chose qu'on admire" […] "Nous devons toutefois tâcher par après de nous en délivrer le plus qu'il est possible"[…] "il n'y a point d'autre remède, pour s'empêcher d'admirer avec excès, que d'acquérir la connaissance". Il reprend en poète: « L'émerveillement, qui peut bien naître devant la splendeur d'un montagne ou d'une île, est avant tout l'impression d'autre chose, l'aperçu d'une profondeur d'être, un seuil, une porte qui s'entrebâille […] Il est nécessaire comme une sorte de don, de grâce, qui permet de mieux voir ». Bien qu'il ait écrit un livre sur
Yves Bonnefoy et
Shakespeare, il ne cite pas son collègue du Collège de France. On trouve chez ce dernier la même amorce géographique et le même sentiment de grâce dans
Les Planches courbes:
" O terre,
Signes désaccordés, chemins épars,
Mais beauté, absolue beauté,
Beauté de fleuve,
Que ce monde demeure,
Malgré la mort!"
Edwards cite Longin (auteur au 1er siècle d'un Traité du sublime),
Shakespeare,
Aragon,
Jaccottet,
Chrétien de Troyes,
Corneille, Racine, Dickens et bien d'autres. "Avec Longin, nous découvrons une idée forte de la finalité
de l'émerveillement: il existerait afin de nous projeter au-delà de nous-mêmes, selon une impulsion innée vers ce qui est plus divin que nous". Dans
Shakespeare il choisit ce passage de
la Tempête rendu célèbre par l'amère dérision d'Huxley:
"O, wonder!
How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is,
O brave new world
That has such people in't!
Complice du choix de cette pièce, j'aime aussi ce passage où l'émerveillement est triple, celui des amants, et, en arrière-plan, celui du père qui a donné un prénom émerveillé à sa fille unique, et où se trouvent combinées les sources de la cristallisation selon
Stendhal, le désir, l'admiration et l'espoir. le coup de foudre n'est-il pas un sommet
de l'émerveillement?
"Ferdinand
My prime request,
Which I do last pronounce, is,
O you wonder!
If you be maid or no?
Miranda
No wonder, sir;
But certainly a maid"
Complice aussi du choix de
Jaccottet, je préfère aux proses des Semaisons citées par Edwards ces vers d'une plus grande densité à mes yeux, et conformes à sa définition
de l'émerveillement " L'aperçu d'une profondeur d'être, un seuil, une porte qui s'entrebâille":
"Arbres I:
Du monde confus, opaque
des ossements et des graines,
ils s'arrachent avec patience
afin d'être chaque année
plus criblés d'air"
A propos de la Femme au collier de perles, Edwards écrit sur Vermeer "Si tant de personnages dans les tableaux de tant de peintres nous regardent, et si nous observons si souvent quelqu'un qui lui-même observe quelque chose, c'est parce que le peintre sait, par le don spécifique qu'il a reçu, que le regard est mystérieux, qu'il l'initie à ce qui se trouve au-delà de l'apparence, qu'il pénètre les êtres et les objets qu'il transforme – ou voit se transformer – le lieu et le temps du lieu". Conception puissante du regard, à l'opposé de la vision angoissée de
Quignard: "Dans le miroir le moi a deux trous, les yeux qui le regardent" (Critique du jugement).
Don, grâce, regard, instrument de connaissance, capacité de l'être? L'émerveillement, et sans doute la capacité de le reconnaitre et la volonté de l'accueillir, n'est pas un don universel. Certains ne comprennent pas les mathématiques, n'entendent pas la musique, ou veulent ignorer les mystères. Sentiment ou contrepoint de la science? Pas d'antagonisme entre le flux de photons et l'attribut ultime de l'être aimé "Ange plein de bonheur, de joie et de lumières" (Réversibilité dans les Fleurs du mal). Je laisse à Edwards un dernier mot sur notre vision du monde: "Ne voyons-nous pas tout à coup, devant quelque chose de sublime ou de quotidien, de poétique ou de banal, que le monde tel que nous l'avons construit afin de le promener dans notre conscience de jour en jour est inadéquat, et qu'il existe, surtout, une autre façon de vivre? Voilà, me semble-t-il, la finalité, le pour quoi,
de l'émerveillement: révéler ce que pourrait être le monde si nous vivions à une autre profondeur".