Etudes postcoloniales ou décoloniales ? Universalisme ou universel ? Les distinctions peuvent sembler pointilleuses et leurs enjeux se limiter à des têtes d'épingle. Pourtant, à lire ces échanges passionnants entre
Souleymane Bachir Diagne et
Jean-Loup Amselle, entre le philosophe et l'anthropologue donc, on comprend vite que ce que ces termes peuvent recouvrer est particulièrement opérant pour penser l'actualité telle qu'elle se présente à nous, incandescente, d'une violence et d'une opacité inouïes.
« Race, culture, identité », « Africanité, afrocentrisme et représentation », « l'interdit racial de la représentation », « sur les spécificités culturelles et langagières »,
Merleau-Ponty,
Césaire,
Sartre,
Barbara Cassin, le soufisme et son assimilation (douteuse) à un « islam noir », la diaspora, son sens étymologique, les impasses et les dangers que contiennent ses implicites, ce sont quelques-uns des titres, des noms, des idées que l'on croise dans ce livre.
Dans une succession de chapitres où ils prennent alternativement la parole, les deux hommes argument, critiquent la position de l'autre, posent leurs propositions, nuancent leurs propos des remarques formulées par leur interlocuteur. La conversation est subtile, précise, raffine les références. Mais cela ne l'empêche pas d'être tonique, à la limite de l'agressivité pour ce qui concerne
Jean-Loup Amselle tout au moins dont la fougue tourne parfois à la provocation. Si c'était un garde-fou contre le risque que le lecteur s'endorme, il était inutile : le propos de cet ouvrage se suffit à lui-même et n'a pas besoin d'une rhétorique ferrailleuse pour se soutenir. La rondeur bonhomme sereine mais précise avec laquelle
Souleymane Bachir Diagne y répond permet à la discussion de continuer heureusement, de prospérer.
Ce dont il est question en fait, consiste à savoir comment et d'où penser le monde. Que dit-on quand on parle d'Afrique ? (Mais la réflexion vaudra, on le comprendra très vite, autant pour l'Europe, l'Amérique ou tout point du globe). Employer le pluriel d'Afriques, est-ce fragmenter un continent ou reconnaitre au contraire la pluralité de ses identités de ses langues, de ses histoires ? Et même, qui est-on lorsqu'on se pose cette question ? Emane-t-elle de ces Occidentaux dont le « white gaze » (regard blanc) a coloré le reste du monde de leur point de vue en l'imposant comme univoque ? Ou d'un Africain ? Qui serait alors commis pour penser comme tel ? Dangereuse essentialisation qui restreindrait la liberté de sa pensée aux limites d'un continent. Et encore une fois, qu'est-ce donc que penser en africain ?
A ces questions conceptuelles, les deux hommes répondent, chacun à leurs manières, de façon historique, situationniste pourrait-on dire même. Les débats sont encore tout imprégnés de ce que les années de décolonisation ont produit de pensée, la préface de
Sartre à l'anthologie de l'art nègre par
Senghor, la lettre de
Césaire à
Maurice Thorez pour dire sa défection du parti communiste, les écrits de Fanon sont autant convoqués que des références plus contemporaines parmi lesquelles j'ai été heureuse de retrouver, entre autres,
Achille Mbembe.
Le débat semble porter un moment sur la datation de la hiérarchisation des hommes entre eux. Faut-il la penser à partir de la conception d'une histoire en marche telle que la pense Hegel ou de la fin du 15e siècle et de la découverte de l'Amérique ? On pourrait criore que cela importe finalement assez peu. Car, d'une certaine manière, le résultat est le même : le monde dans lequel on évolue encore aujourd'hui est l'héritier de ces conceptions assignatrices où l'identité des uns est définie par les autres, essentiellement de manière à en faire des gens assez différents pour n'avoir pas les mêmes droits à être.
Pourtant, les réponses à apporter au problème diffèreront selon l'origine qu'on lui trouvera. D'ailleurs, on voit tous les jours que lutter contre les inégalités selon les catégories de faites aux femmes / aux noirs / aux arabes / aux…., répondre aux questions de droits à vivre sur une terre par des assignations identitaires qui essentialiserait une légitimité et discriminerait l'autre a des conséquences mortifères, déstructurantes pour nos sociétés. On ne peut pas faire l'économie de cette réflexion. Pas plus dans notre périmètre national où une forme d'ethnocentrisme voudrait essentialiser ce que sont les « vrais Français » que dans le champ international de ce que sont les normes et les exigences d'une communauté internationale sûre de son bon droit à exiger que tous se conforment à ses valeurs universalistes.
Reprenons donc la question et acceptons-en l'urgence tout en même temps que la subtilité : « le postcolonial est-il une mise en chantier d'un nouvel universel, qui serait véritablement tel parce qu'inclusif, ou bien signifie-t-il au contraire le déni de tout universalisme, le triomphe du particulier et de la fragmentation ? »
Je ne vais pas énumérer tout ce que j'ai appris, tout ce que ces dialogues ont utilement remis en perspective. Je vous laisse goûter à votre tour les découvertes, les reconfigurations des représentations, faire votre miel de ces réflexions riches et généreuses dans une forme qui permet à la fois de se représenter la pensée de chacun et de goûter le sel d'un enrichissement réciproque.
M'attarder peut-être simplement sur cette idée que le racisme, la conception de l'autre selon la couleur de sa peau est une idée qui, même si on la cantonne à un plan bassement opératoire (ce qui est déjà une façon de lui faire perdre tout crédit, évidemment), ne tient pas. Au 19e siècle, les Irlandais n'étaient pas considérés comme blancs par les Anglais. En Amérique, la « one drop rule » voulait qu'une seule goutte de sang noir fasse de vous… un noir (La tâche de Philippe Roth explore cette thématique). La question de savoir si les Arabes, si les Juifs étaient des blancs s'est explicitement posée dans l'Histoire, sans que l'absurdité même de son énoncé exempte qu'on lui apporte une réponse.
Ainsi, selon les temps, les contextes socioculturels des dominants, la couleur de la peau, à pigmentation égale, n'a pas été lue de la même manière. On en rirait si les conséquences n'avaient pas toujours été tragiques, excluantes, meurtrières. A ce compte, le fait d'être blanc est lui aussi un phénomène social, quelque chose qui traduit, non pas une pigmentation particulière, vous l'aurez compris, mais bien un ensemble de privilèges, d'habitus et de place dominante.
Et résister ne se fait pas tant en fonction de cet essentialisation d'une caractéristique qui n'a rien de physique que depuis la position subalterne où l'autre nous a mis « On n'a pas besoin d'être noir pour être nègre ».
Une autre chose que j'ai beaucoup apprécié est la discussion à propos des langues. Les langues serer, swahéli ou wolof au Sénégal, la manière dont la colonisation les a marquées, oui, ce qu'elles leur doivent. Mais aussi tout ce que leur histoire, les bassins où elles se sont diffusées disent des circulations des hommes et des idées, de l'universel horizontal avec lequel on peut, dans son histoire, aspirer rencontrer une commune humanité. Il ne s'agit alors pas de les sauvegarder coûte que coûte, d'exiger un usage puriste de la syntaxe ou du vocabulaire, de prétendre que quiconque né à tel endroit est en devoir de s'exprimer dans sa langue originelle s'il ne veut pas être suspecté de contribuer à sa disparation. Mais plutôt de voir comment ces mouvements disent à la fois la spécificité d'un contexte historique, géographique, des ouvertures, des connexions qui s'opèrent à ce moment là entre ce que sont ces langues et ce que sont les autres dans sa contiguïté.
Voir l'homme à la rencontre de ces influences et des choix qu'il opère ; le considérer par le prisme de ces choix qui lui permettent de se penser, en soufi, dans un monde en cours d'accomplissement où chaque différence est constitutive d'un grand tout divin. Que cette pensée apaisante ait des accointances avec celle de
Spinoza ne vous aura ni échappé ni surpris.
Maxime Rovere et l'ensemble de l'équipe mobilisée à commenter
l'Ethique soulignent assez souvent tout ce que le philosophe doit aux philosophes musulmans (Averroès notamment) ou juif (
Maïmonide) et plus largement à la tradition aristotélicienne judéo-musulmane d'ascendance médiévale.
Notre monde n'a pas besoin d'être segmenté, cloisonné pour tenir. C'est dans la multitude des liens, des pénétrations, des accordailles et des échanges qu'il persiste, dans la multitude des différences qu'il construit l'aspiration en cours d'être à un universel acentré.