J'avais déjà de gros doutes. Les paysages d'openfields à perte de vue, les publicités pour papier toilette, assurances habitation et saucisses qui vantent le « petit coin de nature », la jungle de
Kipling, les Rêveries du promeneur solitaire et tant d'autres lectures m'avaient, par leur accumulation contradictoire et improbable décillée depuis longtemps : la Nature romantique, indomptable, hostile, nourricière, maternelle n'existe pas. Ça n'a pas empêché mes neurones de frétiller d'extase à la démonstration impeccable de son caractère contingent.
Aussi étrange que cela m'apparaisse maintenant, car c'est inextricablement lié, je n'avais en revanche pas réalisé que la Culture non plus n'existait pas. Enfin, c'est-à-dire que les
cultures existent, évidemment, mais qu'à partir du moment où un des termes d'un dualisme s'effondre, l'autre a sérieusement du plomb dans l'aile. Et si la Nature est une construction, alors l'absolu de la Culture qui lui répond vacille également. Et boum badaboum fait le mur en carton-pâte qui s'effondre dans ma représentation du monde. Et spaaatchiiii fait le bouquet de lumière qui inonde mon cerveau d'un insigne contentement.
Foucault, que cite
Descola pour rappeler qu'il a démontré l'historicité de la notion même d' « homme » et sa nouveauté éclatante puisqu'elle ne date que du 17e siècle – l'homme est une invention conceptuelle ! Oh oui ! Encore ! C'est bon ! – Foucault donc, Lahire dans un autre genre moins ambitieux mais convaincant aussi, sont des esprits capables de m'accoucher de ce genre de révélations fracassantes, de faire enfin la clarté sur une représentation qui m'avait toujours intuitivement paru bancale sans que je m'attache à démontrer pourquoi. Mais jusqu'à présent, ces estimables compagnons m'avaient laissée là, en carafe avec un monde heureusement déconstruit, fait seulement de social contingent, sans aucune structure pour suppléer à leur tabula rasa. Heureusement, il y a
Descola.
Puisque le dualisme Nature / Culture a fait pchitt ou a tout du moins été réduit à un contexte historico-culturel d'émergence, il est loisible de faire un pas de côté et d'interroger d'autres ontologies, d'autres manières de concevoir le rapport au monde. C'est là que l'anthropologie entre en jeu.
De manière tout à fait didactique et ordonnée,
Descola prend le temps de nous expliquer par le menu, nombreux exemples ethnologiques à l'appui, la manière dont peuvent s'organiser ce qu'il ramène à quatre ontologies. Pour structurer les points de variation à partir desquels ces conceptions se déclinent, il pose deux prémisses. D'une part l'existence universelle d'un « je » tant par sa capacité intrinsèque à se ressentir peu ou prou comme une instance délimitée et séparée d'un autre que par la posture énonciatrice qui veuille qu'on dise, dans n'importe quelle langue, « je » face à un « tu ». C'est ce qu'il appelle l'intériorité. D'autre part, les attributs physiques, corporels, sensoriels qui constituent l'existence de ce qui est au monde : humains, animaux, plantes ou montagne. C'est la physicalité.
A partir de ces deux dimensions des existants, intériorité et physicalité, se déclinent quatre variations combinatoires selon que l'une et ou l'autre soit conçue comme universelle ou spécifique à chaque existant.
L'animisme postule que toutes les intériorités sont celles d'humains, que l'on soit guépard, rocher ou acacia, on a tous en nous un esprit qui se pense humain, tandis que les physicalités divergent : plumes, fourrures, oeil de lynx ou sang de manioc, comme autant de manières d'être un corps dans le partage universel d'une intériorité commune.
Le naturalisme, en faveur dans notre monde occidental, suppose autant d'intériorités qu'il y a de
cultures humaines, relègue le reste des existants à leur sort de « nature » sans réflexivité et partant sans statut de sujet. Les physicalités en revanche sont communes à tous, ce sont celles des molécules et des atomes, d'une même obéissance aux lois de la nature. Qu'on les classe ensuite en une taxinomie toujours recommencée ne fait que rendre hommage aux lois communes qui les régissent.
Le totémisme fait fluctuer physicalités et intériorités dans un mouvement qui brasse ces deux repères et les fait valser au rythme du Rêve.
L'analogisme enfin, c'est le monde des correspondances : chaque entité est différente de l'autre mais reliée de façon métonymique comme la partie signifiante d'un grand tout englobant l'intégralité du monde. C'est l'ontologie qui permet de lire votre avenir dans la course des étoiles ou les lignes d'une main, qui fait signe de tel augure, telle réminiscence. Rien n'est étranger à ce tout (ou alors on l'absorbe ou on le détruit) : physicalités éparses pour intériorités constituant un grand tout.
Ces quatre ontologies ne sont pas absolument hermétiques les unes aux autres et l'analogique a caractérisé nos temps antiques, médiévaux, cédant peu à peu le pas au naturalisme moderne. La question des glissements, de la nécessaire dimension diachronique d'une étude tant d'une ontologie à une autre qu'au sein d'un même système est d'ailleurs très succinctement posée dans
Par-delà nature et culture mais peut-on vraiment le reprocher à un pavé qui fait déjà ses 700 pages bien comptées ?
Une fois cette première couche appliquée, le travail n'est pas terminé. Il faut encore supposer « des structures cognitives, émotionnelles et sensori-motrices qui canalisent la production d'inférences automatiques, orientent l'action pratique et organisent l'expression de la pensée et des affects selon des trames relativement stéréotypées ». Autrement dit, des schèmes. Ce que, pour simplifier, on pourrait, bien que cela dépasse l'application à de seules classes et innerve de manière bien plus profonde les manières d'être, appeler avec Bourdieu habitus.
Descola a l'amabilité de les restreindre à six qu'il subdivise encore en deux. D'un côté ceux qui envisagent une relation d'égal entre ceux qu'ils relient (le don, l'échange et la prédation), de l'autre ceux qui obligent, soumettent l'une des parties à une forme de subordination (la production, la transmission et la protection).
Avec ces 24 fuseaux (quatre ontologies et six schèmes relationnels), vous pouvez restituer la dentelle de toutes les manières d'être au monde. Dans la pratique, vous n'épinglerez pas un spécimen par combinatoires car certaines relèvent, de l'aveu même de
Descola, de la science-fiction. N'empêche, des réducteurs de tête jivaro, animistes prédateurs aux Rock cree, les modes d'appréhension du monde et de soi déclinent la partition conceptuelle que propose
Descola. Et c'est confondant d'entrevoir ainsi la place prépondérante que prennent les schémas de pensée, la force de leur imposition sur la vision que tout existant qui dit je a du monde.
Malgré quelques descriptions ethnologiques qui me parlaient si peu et servaient un point si mineur de la démonstration que je les ai trouvées trop longues, malgré un vocabulaire à la précision redoutable, empruntant beaucoup à la philosophie de la logique, au droit parfois, malgré aussi l'envergure de ce gros bouquin, j'ai trouvé cette lecture passionnante. Tant parce qu'elle promet un désencombrement idéologique tout à fait salutaire que parce qu'elle tire toutes les conséquences de la méthode qu'elle se propose d'appliquer.
Dans la continuité de
Lévi-Strauss,
Descola ne nous laisse pas en rase campagne (si l'on peut dire…) et édifie les structures nécessaires à la mise en ordre d'une pensée sur le monde. Sa proposition reposant sur l'observation et la conceptualisation propres à l'anthropologie a essentiellement le mérite de désoccidentaliser la perspective et, par là-même, de désengluer nos chaînes prédictives. Puisque d'autres ontologies, d'autres schèmes de relation existent, nul n'est besoin de se fourvoyer plus avant dans une supposée inexorabilité de nos destins. Il ne s'agit pas de se rêver animistes, d'imaginer transformer l'idéologie capitaliste postmoderne en totémisme. Mais de considérer que si l'Europe a pu passer de l'analogisme au naturalisme en quelques siècles, si des collectifs ont pu migrer d'un schème majeur de don vers celui de l'échange, si d'autres ontologies président le rapport au monde à d'autres endroits du globe, alors l'espace pour une mutation de nos manières de pensée existe. La liberté de faire autrement.
Pour finir, en offrande sans contrepartie, pour les courageux amis qui m'auront suivi jusqu'ici et auront trouvé aride cette recension sans la moindre bestiole, en voici une charmante ribambelle tirée de ma lecture : paca, agouti, acouchi, cabiai, pécari, tapir, oiseau-trompette, caribou, chimpanzé, et last but not least, cochon d'inde.
Et pour ceux qui préfèrent songer plutôt qu'organiser, cette édifiante définition de la confiance : « Faire confiance à une personne, (…) c'est agir vis-à-vis d'elle dans l'anticipation qu'elle se comportera à mon égard dans la même disposition d'esprit favorable qui est la mienne, et cela aussi longtemps que je ne ferai rien pour brider son autonomie, c'est-à-dire sa capacité à agir autrement ; c'est donc une situation de dépendance librement consentie et qui donne tout son prix au choix d'autrui d'adopter à mon égard la même attitude que celle que j'adopte à son endroit. En somme, toute tentative d'imposer une réponse, d'énoncer les conditions ou les obligations que l'autre est tenu de suivre, représenterait une trahison de la confiance et une négation de la relation. » A l'endroit de son totem, de l'esprit maître du gibier ou d'un ami, quel magnifique fondement !