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EAN : 9782707318428
256 pages
Editions de Minuit (23/08/2003)
4.35/5   26 notes
Résumé :

Pourquoi réunir des textes d’entretiens qui s’étendent presque sur vingt ans ? Il arrive que des pourparlers durent si longtemps qu’on ne sait plus s’ils font encore partie de la guerre ou déjà de la paix. Il est que la philosophie ne se sépare pas d’une colère contre l’époque, mais aussi d’une sérénité qu’elle nous assure. La philosophie cependant n’est pas une Puissance.

Les religions, les États, le capitalisme, la science, le droit, l’... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Si je ne devais recommander ce livre qu'à une seule catégorie de personne, ce serait aux initiés. A la philosophie, mais surtout à Deleuze. Ma note explique uniquement je ne le suis aucunement.
Que contient ce livre ? Une série d'articles de journaux, de lettres, de conférences et d'interviews de Gilles Deleuze, sur cinq grands sujets : ses oeuvres composées avec le psychanalyste Félix Guattari, le cinéma, son grand ami Michel Foucault, la philosophie et la politique. Et bon nombre de ces éléments soit tournent autour de livres de Deleuze, qu'il est parfois bon d'avoir lus pour mieux les comprendre ou les assimiler. Beaucoup d'autres noms comme les philosophes Leibniz ou Heidegger, ou les cinéastes Resnais, Sybeberg et une multitude d'autres sont mentionnés. Connaître leurs idées générales, ce qui n'est de nouveau pas mon cas, est adapté à une compréhension optimale de ces Pourparlers, qui sont parfois également très difficiles à comprendre.
Vous êtes donc prévenus, vous vous aventurez dans une zone recommandée aux aguerris en particulier. Prenez tout de même en compte le fait qu'il ne s'agit là que de mon avis, c'est à dire presque rien.
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L'on parle beaucoup de certains penseurs , que certains voient comme fondamentaux, mais trop peu de Deleuze . Et pourtant sa pensée est tout aussi importante que nombre d'autres . Cet ouvrage somme pose la réfexion de l'auteur sur de nombreux points qui font tout l'intéret de la philosophie . En effet , comment peut on dire que celle ci est importante sans l'appliquer concrétement ? Et cela dans la vie de tout les jours ? Deleuze à eu le mérite d'èlever le niveau tout en restant compréhensible pour la majorité des lecteurs . L'on ne peut que trouveressentiel cet opus qui apporte une autre vision de la philosophie , loin de celle des salons qui au final n'enrichie pas le débat . Un ouvrage trés important à découvrir .
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Alors, il faut faire le pas, faire le geste pour le trouver et ainsi lire ce livre, qui ne peut toutefois servir d'introduction à ce philosophe qu'avec difficulté, mais qui peut réjouir le connaisseur. En gros, c'est un livre agréable et utile pour qui veut connaître cette pensée importante au XXe siècle. C'est comme, dirait Deleuze, introduire à vivre et à penser en termes d'événements.
François NORMAND
Lien : https://www.erudit.org/fr/re..
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Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
Peut-être toute réflexion sur le voyage passe-t-elle par quatre remarques, dont on trouve l'une chez l’une chez Fitzgerald, la seconde chez Toynbee, la troisième chez Beckett, et la dernière chez Proust.

La première constate que le voyage
, même dans les Iles ou dans les grands espaces, ne fait jamais une vraie "rupture", tant qu'on emporte sa Bible avec soi, ses souvenirs d'enfance et son discours ordinaire.

La seconde est que le voyage poursuit un idéal nomade, mais comme voeu dérisoire, parce que le nomade au contraire est celui qui ne bouge pas, qui ne veut pas partir et s'accroche à sa terre déshéritée, région centrale (aller vers le sud, c'est nécessairement croiser ceux qui veulent rester où ils sont).

C'est que , suivant la troisième remarque, la plus profonde ou celle de Beckett, "nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point"...

Alors, quelle raison en dernière instance, sauf celle de vérifier, d'aller vérifier quelque chose, quelque chose d'inexprimable qui vient de l'âme, d'un rêve ou d'un cauchemar, ne serait-ce que de savoir si les Chinois sont aussi jaunes qu'on le dit, ou si telle couleur improbable, un rayon vert, telle atmosphère bleuâtre et pourprée, existe bien quelque part, là-bas.

Le vrai rêveur, disait Proust, c'est celui qui va vérifier quelque chose."
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Entretien de Michel Foucault avec Gilles Deleuze, 4 mars 1972
Michel Foucault : Un mao me disait : « Sartre, je comprends bien pourquoi il est avec nous, pourquoi il fait de la politique et dans quel sens il en fait ; toi, à la rigueur, je comprends un peu, tu as toujours posé le problème de l’enfermement. Mais Deleuze, vraiment, je ne comprends pas. » Cette question m’a prodigieusement étonné, parce que moi, ça me paraît très clair.

Gilles Deleuze : C’est peut-être que nous sommes en train de vivre d’une nouvelle manière les rapports théorie-pratique. Tantôt on concevait la pratique comme une application de la théorie, comme une conséquence, tantôt, au contraire, comme devant inspirer la théorie, comme étant elle-même créatrice pour une forme de théorie à venir. De toute façon, on concevait leurs rapports sous forme d’un processus de totalisation, dans un sens ou dans l’autre. Peut-être que, pour nous, la question se pose autrement. Les rapports théorie-pratique sont beaucoup plus partiels et fragmentaires. D’une part, une théorie est toujours locale, relative à un petit domaine, et elle peut avoir son application dans un autre domaine, plus ou moins lointain. Le rapport d’application n’est jamais de ressemblance. D’autre part, dès que la théorie s’enfonce dans son propre domaine, elle aboutit à des obstacles, des murs, des heurts qui rendent nécessaire qu’elle soit relayée par un autre type de discours (c’est cet autre type qui fait passer éventuellement à un domaine différent). La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à un autre, et la théorie, un relais d’une pratique à une autre. Aucune théorie ne peut se développer sans rencontrer une espèce de mur, et il faut la pratique pour percer le mur. Par exemple, vous, vous avez commencé par analyser théoriquement un milieu d’enfermement comme l’asile psychiatrique au XIXe siècle dans la société capitaliste. Puis vous débouchez sur la nécessité que des gens précisément enfermés se mettent à parler pour leur compte, qu’ils opèrent un relais (ou bien, au contraire, c’est vous qui étiez déjà un relais par rapport à eux), et ces gens se trouvent dans les prisons, ils sont dans les prisons. Quand vous avez organisé le Groupe d’information sur les prisons, ç’a été sur cette base : instaurer les conditions où les prisonniers pourraient eux-mêmes parler. Ce serait tout à fait faux de dire, comme semblait dire le mao, que vous passiez à la pratique en appliquant vos théories. Il n’y avait là ni application, ni projet de réforme, ni enquête au sens traditionnel. Il y avait tout autre chose : un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et pratiques. Pour nous, l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet, une conscience représentante ou représentative. Ceux qui agissent et qui luttent ont cessé d’être représentés, fût-ce par un parti, un syndicat qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience. Qui parle et qui agit ? c’est toujours une multiplicité, même dans la personne qui parle ou qui agit. Nous sommes tous des groupuscules. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans des rapports de relais ou de réseaux.

MF : Il me semble que la politisation d’un intellectuel se faisait traditionnellement à partir de deux choses : sa position d’intellectuel dans la société bourgeoise, dans le système de la production capitaliste, dans l’idéologie qu’elle produit ou impose (être exploité, réduit à la misère, rejeté, « maudit », accusé de subversion, d’immoralité, etc.) ; son propre discours en tant qu’il révélait une certaine vérité, qu’il découvrait des rapports politiques là où l’on n’en percevait pas. Ces deux formes de politisation n’étaient pas étrangères l’une à l’autre, mais ne coïncidaient pas non plus forcément. Il y avait le type du « maudit » et le type du « socialiste ». Ces deux politisations se confondirent facilement en certains moments de réaction violente de la part du pouvoir, après 1848, après la Commune, après 1940 : l’intellectuel était rejeté, persécuté au moment même où les « choses » apparaissaient dans leur « vérité », au moment où il ne fallait pas dire que le roi était nu. L’intellectuel disait le vrai à ceux qui ne le voyaient pas encore et au nom de ceux qui ne pouvaient pas le dire : conscience et éloquence.
Or ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien. Mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et ce savoir. Pouvoir qui n’est pas seulement dans les instances supérieures de la censure, mais qui s’enfonce très profondément, très subtilement dans tout le réseau de la société. Eux-mêmes, intellectuels, font partie de ce système de pouvoir, l’idée qu’ils sont les agents de la « conscience » et du discours fait elle-même partie de ce système. Le rôle de l’intellectuel n’est plus de se placer « un peu en avant ou un peu à côté » pour dire la vérité muette de tous ; c’est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du « savoir », de la « vérité », de la « conscience », du « discours ».
C’est en cela que la théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale, comme vous le dites : non totalisatrice. Lutte contre le pouvoir, lutte pour le faire apparaître et l’entamer là où il est le plus invisible et le plus insidieux. Lutte non pour une « prise de conscience » (il y a longtemps que la conscience comme savoir est acquise par les masses, et que la conscience comme sujet est prise, occupée par la bourgeoisie), mais pour la sape et la prise du pouvoir, à côté, avec tous ceux qui luttent pour elle, et non en retrait pour les éclairer. Une « théorie », c’est le système régional de cette lutte.
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La philosophie n’est pas communicative, pas plus que contemplative ou réflexive : elle est créatrice ou même révolutionnaire, par nature, en tant qu’elle ne cesse de créer de nouveaux concepts. La seule condition est qu’ils aient une nécessité, mais aussi une étrangeté, et ils les ont dans la mesure où ils répondent à de vrais problèmes. Le concept, c’est ce qui empêche la pensée d’être une simple opinion, un avis, une discussion, un bavardage. Tout concept est un paradoxe, forcément…
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2GD : C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils. Rien à voir avec le signifiant… Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu. On ne revient pas sur une théorie, on en fait d’autres, on en a d’autres à faire. C’est curieux que ce soit un auteur qui passe pour un pur intellectuel, Proust, qui l’ait dit si clairement : traitez mon livre comme une paire de lunettes dirigée sur le dehors, eh bien, si elles ne vous vont pas, prenez-en d’autres, trouvez vous-même votre appareil qui est forcément un appareil de combat. La théorie, ça ne se totalise pas, ça se multiplie et ça multiplie. C’est le pouvoir qui par nature opère des totalisations, et vous, vous dites exactement : la théorie par nature est contre le pouvoir. Dès qu’une théorie s’enfonce en tel ou tel point, elle se heurte à l’impossibilité d’avoir la moindre conséquence pratique, sans que se fasse une explosion, au besoin à un tout autre point. C’est pour cette raison que la notion de réforme est si bête et hypocrite. Ou bien la réforme est élaborée par des gens qui se prétendent représentatifs et qui font profession de parler pour les autres, au nom des autres, et c’est un aménagement du pouvoir, une distribution de pouvoir qui se double d’une répression accrue. Ou bien c’est une réforme réclamée, exigée par ceux qu’elle concerne, et elle cesse d’être une réforme, c’est une action révolutionnaire qui, du fond de son caractère partiel, est déterminée à mettre en question la totalité du pouvoir et de sa hiérarchie. C’est évident dans les prisons : la plus minuscule, la plus modeste revendication des prisonniers suffit à dégonfler la pseudo-réforme Pleven. Si les petits enfants arrivaient à faire entendre leurs protestations dans une maternelle, ou même simplement leurs questions, ça suffirait à faire une explosion dans l’ensemble du système de l’enseignement. En vérité, ce système où nous vivons ne peut rien supporter : d’où sa fragilité radicale en chaque point, en même temps que sa force de répression globale. À mon avis, vous avez été le premier à nous apprendre quelque chose de fondamental, à la fois dans vos livres et dans un domaine pratique : l’indignité de parler pour les autres. Je veux dire : on se moquait de la représentation, on disait que c’était fini, mais on ne tirait pas la conséquence de cette conversion « théorique », à savoir que la théorie exigeait que les gens concernés parlent enfin pratiquement pour leur compte.

MF : Et quand les prisonniers se sont mis à parler, ils avaient eux-mêmes une théorie de la prison, de la pénalité, de la justice. Cette espèce de discours contre le pouvoir, ce contre-discours tenu par les prisonniers ou ceux qu’on appelle les délinquants, c’est ça qui compte, et non une théorie sur la délinquance. Ce problème de la prison est un problème local et marginal, parce qu’il ne passe pas plus de 100 000 personnes par an dans les prisons ; en tout aujourd’hui en France, il y a peut-être 300 000 ou 400 000 personnes qui sont passées par la prison. Or ce problème marginal secoue les gens. J’ai été surpris de voir qu’on pouvait intéresser au problème des prisons tant de gens qui n’étaient pas en prison, surpris de voir tant de gens qui n’étaient pas prédestinés à entendre ce discours des détenus, et comment finalement ils l’entendaient. Comment l’expliquer? N’est-ce pas que, d’une façon générale, le système pénal est la forme où le pouvoir comme pouvoir se montre de la façon la plus manifeste? Mettre quelqu’un en prison, le garder en prison, le priver de nourriture, de chauffage, l’empêcher de sortir, de faire l’amour, etc., c’est bien là la manifestation de pouvoir la plus délirante qu’on puisse imaginer. L’autre jour, je parlais avec une femme qui a été en prison, et elle disait : « Quand on pense que moi qui ai quarante ans, on m’a punie un jour en prison en me mettant au pain sec. » Ce qui frappe dans cette histoire, c’est non seulement la puérilité de l’exercice du pouvoir, mais aussi le cynisme avec lequel il s’exerce comme pouvoir, sous la forme la plus archaïque, la plus puérile, la plus infantile. Réduire quelqu’un au pain et à l’eau, enfin, on nous apprend ça quand on est gosse. La prison est le seul endroit où le pouvoir peut se manifester à l’état nu dans ses dimensions les plus excessives, et se justifier comme pouvoir moral. « J’ai bien raison de punir, puisque vous savez qu’il est vilain de voler, de tuer… » C’est ça qui est fascinant dans les prisons, que pour une fois le pouvoir ne se cache pas, qu’il ne se masque pas, qu’il se montre comme tyrannie poussée dans les plus infimes détails, cyniquement lui-même, et en même temps il est pur, il est entièrement « justifié », puisqu’il peut se formuler entièrement à l’intérieur d’une morale qui encadre son exercice : sa tyrannie brute apparaît alors comme domination sereine du Bien sur le Mal, de l’ordre sur le désordre.

GD : Du coup, l’inverse est également vrai. Ce ne sont pas seulement les prisonniers qui sont traités comme des enfants, mais les enfants comme des prisonniers. Les enfants subissent une infantilisation qui n’est pas la leur. En ce sens, il est vrai que les écoles sont un peu des prisons, les usines sont beaucoup des prisons. Il suffit de voir l’entrée chez Renault. Ou ailleurs : trois bons pour faire pipi dans la journée. Vous avez trouvé un texte de Jeremy Bentham du XVIIIe siècle, qui propose précisément une réforme des prisons : au nom de cette haute réforme, il établit un système circulaire où à la fois la prison rénovée sert de modèle et où l’on passe insensiblement de l’école à la manufacture, de la manufacture à la prison, et inversement. C’est cela, l’essence du réformisme, de la représentation réformée. Au contraire, quand les gens se mettent à parler et à agir en leur nom, ils n’opposent pas une représentation même renversée à une autre, ils n’opposent pas une autre représentativité à la fausse représentativité du pouvoir. Par exemple, je me rappelle que vous disiez qu’il n’y a pas de justice populaire contre la justice, ça se passe à un autre niveau.

MF : Je pense que, sous la haine que le peuple a de la justice, des juges, des tribunaux, des prisons, il ne faut pas voir seulement l’idée d’une autre justice meilleure et plus juste, mais d’abord et avant tout la perception d’un point singulier où le pouvoir s’exerce aux dépens du peuple. La lutte antijudiciaire est une lutte contre le pouvoir, et je ne crois pas que ce soit une lutte contre les injustices, contre les injustices de la justice et pour un meilleur fonctionnement de l’institution judiciaire. Il est tout de même frappant que chaque fois qu’il y a eu des émeutes, révoltes et séditions, l’appareil judiciaire a été la cible, en même temps et au même titre que l’appareil fiscal, l’armée et les autres formes du pouvoir. Mon hypothèse, mais ce n’est qu’une hypothèse, est que les tribunaux populaires, par exemple au moment de la Révolution, ont été une manière pour la petite bourgeoisie alliée aux masses de récupérer, de rattraper le mouvement de lutte contre la justice. Et, pour le rattraper, on a proposé ce système du tribunal qui se réfère à une justice qui pourrait être juste, à un juge qui pourrait rendre une sentence juste. La forme même du tribunal appartient à une idéologie de la justice qui est celle de la bourgeoisie.
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GD : Si l’on considère la situation actuelle, le pouvoir a forcément une vision totale ou globale. Je veux dire que toutes les formes de répression actuelles, qui sont multiples, se totalisent facilement du point de vue du pouvoir : la répression raciste contre les immigrés, la répression dans les usines, la répression dans l’enseignement, la répression contre les jeunes en général. Il ne faut pas chercher seulement l’unité de toutes ces formes dans une réaction à Mai 68, mais beaucoup plus dans une préparation et une organisation concertées de notre avenir prochain. Le capitalisme français a grand besoin d’un « volant » de chômage, et abandonne le masque libéral et paternel du plein emploi. C’est de ce point de vue que trouvent leur unité : la limitation de l’immigration, une fois dit qu’on confiait aux émigrés les travaux les plus durs et ingrats, la répression dans les usines, puisqu’il s’agit de redonner au Français le « goût » d’un travail de plus en plus dur, la lutte contre les jeunes et la répression dans l’enseignement, puisque la répression policière est d’autant plus vive qu’on a moins besoin de jeunes sur le marché du travail. Toutes sortes de catégories professionnelles vont être conviées à exercer des fonctions policières de plus en plus précises : professeurs, psychiatres, éducateurs en tout genre, etc. Il y a là quelque chose que vous annoncez depuis longtemps, et qu’on pensait ne pas pouvoir se produire : le renforcement de toutes les structures d’enfermement. Alors, face à cette politique globale du pouvoir, on fait des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et parfois préventives. Nous n’avons pas à totaliser ce qui ne se totalise que du côté du pouvoir et que nous ne pourrions totaliser de notre côté qu’en restaurant des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie. En revanche, ce que nous avons à faire, c’est arriver à instaurer des liaisons latérales, tout un système de réseaux, de bases populaires. Et c’est ça qui est difficile. En tout cas, la réalité pour nous ne passe pas du tout par la politique au sens traditionnel de compétition et de distribution de pouvoir, d’instances dites représentatives à la PC ou à la CGT La réalité, c’est ce qui se passe effectivement aujourd’hui dans une usine, dans une école, dans une caserne, dans une prison, dans un commissariat. Si bien que l’action comporte un type d’information d’une nature toute différente des informations des journaux (ainsi le type d’information de l’Agence de presse Libération).

MF : Cette difficulté, notre embarras à trouver les formes de lutte adéquates ne viennent-ils pas de ce que nous ignorons encore ce que c’est que le pouvoir? Après tout, il a fallu attendre le XIXe siècle pour savoir ce que c’était que l’exploitation, mais on ne sait peut-être toujours pas ce qu’est le pouvoir. Et Marx et Freud ne sont peut-être pas suffisants pour nous aider à connaître cette chose si énigmatique, à la fois visible et invisible, présente et cachée, investie partout, qu’on appelle le pouvoir. La théorie de l’État, l’analyse traditionnelle des appareils d’État n’épuisent sans doute pas le champ d’exercice et de fonctionnement du pouvoir. C’est le grand inconnu actuellement : qui exerce le pouvoir? et où l’exerce-t-il? Actuellement, on sait à peu près qui exploite, où va le profit, entre les mains de qui il passe et où il se réinvestit, tandis que le pouvoir… On sait bien que ce ne sont pas les gouvernants qui détiennent le pouvoir. Mais la notion de « classe dirigeante » n’est ni très claire ni très élaborée. « Dominer », « diriger », « gouverner », « groupe au pouvoir », « appareil d’État », etc., il y a là tout un jeu de notions qui demandent à être analysées. De même, il faudrait bien savoir jusqu’où s’exerce le pouvoir, par quels relais et jusqu’à quelles instances souvent infimes, de hiérarchie, de contrôle, de surveillance, d’interdictions, de contraintes. Partout où il ya du pouvoir, le pouvoir s’exerce. Personne à proprement parler n’en est le titulaire ; et, pourtant, il s’exerce toujours dans une certaine direction, avec les uns d’un côté et les autres de l’autre ; on ne sait pas qui l’a au juste ; mais on sait qui ne l’a pas. Si la lecture de vos livres (depuis le Nietzsche jusqu’à ce que je pressens de Capitalisme et Schizophrénie) a été pour moi si essentielle, c’est qu’ils me paraissent aller très loin dans la position de ce problème : sous ce vieux thème du sens, signifié, signifiant, etc., enfin la question du pouvoir, de l’inégalité des pouvoirs, de leurs luttes. Chaque lutte se développe autour d’un foyer particulier de pouvoir (l’un de ces innombrables petits foyers que peuvent être un petit chef, un gardien de HLM, un directeur de prison, un juge, un responsable syndical, un rédacteur en chef de journal). Et si désigner les foyers, les dénoncer, en parler publiquement, c’est une lutte, ce n’est pas parce que personne n’en avait encore conscience, mais c’est parce que prendre la parole à ce sujet, forcer le réseau de l’information institutionnelle, nommer, dire qui a fait quoi, désigner la cible, c’est un premier retournement du pouvoir, c’est un premier pas pour d’autres luttes contre le pouvoir. Si des discours comme ceux, par exemple, des détenus ou des médecins de prison sont des luttes, c’est parce qu’ils confisquent au moins un instant le pouvoir de parler de la prison, actuellement occupé par la seule administration et ses compères réformateurs. Le discours de lutte ne s’oppose pas à l’inconscient : il s’oppose au secret. Ça a l’air d’être beaucoup moins. Et si c’était beaucoup plus? Il y a toute une série d’équivoques à propos du « caché », du « refoulé », du « non-dit », qui permettent de « psychanalyser » à bas prix ce qui doit être l’objet d’une lutte. Le secret est peut-être plus difficile à lever que l’inconscient. Les deux thèmes qu’on rencontrait fréquemment hier encore, « L’écriture, c’est le refoulé » et « L’écriture est de plein droit subversive », me semblent bien trahir un certain nombre d’opérations qu’il faut dénoncer sévèrement.
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