L'Emprise

La Constitution est l'englobant de l'Américain, comme le Coran du musulman, la Torah du juif; comme le sont, pour nous tous Occidentaux, la Shoah et Auschwitz. Que ce soit le "mur des Lamentations", le tombeau de Lincoln ou de Kennededy; la pierre noire de La Mecque ou la mosquée d'Al-Quod: dans aucune civilisation - et la chinoise elle-même, société sans théologie, n'échappe pas à la règle _ le lieu du sacré ne peut rester longtemps vacant. La place de l'interdit: occupant aléatoire, occupation nécessaire. Si l'on ne connaît pas de société dépourvue d'un ciment qui à la fois ses membres entre eux et à une valeur reconnue par eux; ou, si ce qu'une communauté historique sacralise, (la chose morale traduisant la chose vitale, et la conservation des valeurs suprêmes, l'instinct de conservation du vivant), est cela et seulement cela qui la fait exister comme communauté identifiable et durable, il n'est pas étonnant que l'ensemble des sociétés euro-atlantiques communie dans et par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948.p.99-100,

Il y a usurpation temporelle quand un pouvoir d'Etat s'arroge les attributs du pouvoir spirituel, quand un gouvernement entend dicter les opinions légitimes, réglementer les croyances, dire le juste et le beau. Ainsi des temps byzantins, ultra-jacobins, fascistes, staliniens. Il y a usurpation spirituelle, à l'inverse, quand un pouvoir moral s'arroge les attributs du pouvoir temporel, quand il prétend faire la loi, confisquer la souveraineté ou dicter leur conduite aux gouvernants. Ainsi de la théocratie calviniste, des Etats de l'Eglise, de la charia intégriste. Vue de près, notre post-démocratie en formation évoque plus le deuxième cas de figure que le premier. On s'est tous réjouis, par exemple, de voir cesser une usurpation temporelle le jour où les pouvoirs publics ont rendu leur liberté à la télévision publique ; sans prendre en garde que si la télévision privée venait à priver les pouvoirs publics de leur liberté de penser et d'agir, on se retrouverait en état d'usurpation spirituelle.

Les infidèles se voient d'abord aux prises avec la commission volante des inquisiteurs (qui courent partout où un mauvais feu se déclare), Savonaroles ignifugés, plumes de gros calibre, anti-totalitaires installés dans tous les hebdos, chaînes et quotidiens du ressort, sans exception. Les veilleurs au créneau ont fait des études et connaissent les symptômes. Il y a des gradations (panachage autorisé); "Rouge-brun, crétin, populiste, xénophobe, révisionniste, négationniste, national-n'importe quoi, totalitaire, vichysso-stalinien, lepéniste, anti-américain, archéo-nationaliste." Ces exorcismes soulagent (mettant à l'abri d'une possible et insupportable altérité).

On ne compte plus, en définitive, les journalistes qui "ne font pas partie du même monde" que le confrère. Mais on peut escompter que tous les confrères communient dans une foi partagée en l'information rédemptrice, autant que les frères ennemis de l'Eglise communient dans l'Esprit Saint.

Un lynchage est honteux, y compris pour ses auteurs, qui opèrent de nuit ou à la dérobée ; une excommunication est glorieuse et se mène au grand jour. Les brutes lynchent, les clercs excommunient. Les premières éliminent le péché avec le corps, l'âme suivra ; les seconds purifient l'atmosphère, la dépouille en faux frais. Ne réduisons pas un zèle de bienfaisance et de salubrité publique, dûment instruit, à un forfait improvisé de voyous avinés.