«
Délivrées » traite de violences physiques, émotionnelles et sexuelles. de l'aveu de Delilah S.Dawson dans la postface, placé initialement en préface dans la version originale titrée « The Violence », ce roman tire sa genèse de son expérience personnelle de maltraitance familiale : « J'entretenais une relation compliquée avec mon père. Lorsqu'il était sobre, j'étais une source de déception constante pour lui. Lorsqu'il avait bu, il était violent, psychologiquement et physiquement. Les soirées de Chelsea dans la cuisine s'inspirent de ce que ma mère et moi avons vécu auprès de lui. Mais, parce qu'il était respecté et apprécié dans notre ville, personne ne nous croyait. de l'extérieur, notre vie semblait parfaite. »
«
Délivrées » est dédicacé aux survivantes et aux survivants, ceux qui vivaient dans la terreur des portes closes, de la parfaite connaissance des signes avant-coureurs avant l'explosion des mots et des coups. Cela pouvait être un souffle, un simple geste ou simplement le fait de se trouver dans la même pièce et d'oser respirer le même air, à l'image de Chelsea Martin, mère de famille et femme a priori comblée. Chelsea a épousé David, son amour de jeunesse. Parents de deux filles, tout semble parfaitement lisse dans cette famille vivant dans un beau pavillon, rangé, propre et entretenu à la perfection. Sauf que… David est un époux tyrannique, despote et violent qui contrôle aussi bien sa tribu, que les comptes du foyer, et la façon dont il est organisé. Pour le dire autrement, Chelsea rase les murs. Elle fait tout ce qui est humainement possible pour éviter les crises de son mari, sans jamais y parvenir. Quand le foyer supposé être l'endroit le plus sûr du monde devient celui où la peur prend le dessus, l'existence quotidienne oscille entre suffocations, apnées et strangulations. Comment sortir de cette spirale infernale ?
Un mystérieux virus, totalement incontrôlable, commence à sévir sur tout le territoire. Ses symptômes ? de la fièvre, un excès de salive et d'irrépressibles accès de violence.
Et si ce virus incontrôlable appelé La Violence par les autorités permettait de rebattre les cartes et de changer les règles de manière significative pour obtenir un impact immédiat et se débarrasser ainsi de tous les hommes violents qui pourrissent l'existence des femmes ? Et si la violence permettait d'infliger aux hommes, ce qu'ils infligent aux femmes depuis des millénaires ? Delilah S.Dawson a justement choisi trois femmes issues de trois générations différentes pour décortiquer la spirale de violence dans laquelle elles tombent toutes les trois. Patricia Lane, la grand-mère a fait un mariage de convenance avec un homme riche et puissant, qui, à sa manière, la contrôle totalement. Chelsea, sa fille a épousé un homme du même acabit, mais qui se sert en plus de ces poings pour régler ses comptes. Ella, la fille de Chelsea, âgée seulement de 17 ans, fréquente un garçon du même âge, qui possède déjà en lui, toutes les caractéristiques d'un homme susceptible de faire des femmes, ses victimes privilégiées. Elles ont toutes besoin d'être «
Délivrées » de cette forme d'emprise du sexe masculin sur le sexe féminin. Si le roman est un thriller domestique à tendance horrifique, il est avant tout un roman féministe qui met en lumière des situations de violence domestiques qui frappent de nombreuses femmes dans notre société.
Ce qui rend «
Délivrées » totalement passionnant, sont les choix narratifs faits par l'auteure. En effet, les personnages suivis qui contractent le virus sont ceux qui habituellement ne sont pas violents ( même si tout le monde peut l'attraper sans condition de sexe). Ils prennent à la fois la mesure de la mécanique de l'abus de pouvoir tout en se mettant à rêver d'un futur différent. «
Délivrées » démontre à quel point ces femmes avaient à peine conscience de l'horreur de leur condition et surtout parviennent à analyser le cercle vicieux de la montée en puissance de la violence masculine tout en décryptant les phénomènes d'isolement, de ressources coupées, et d'emprise.
Plusieurs choses m'ont interpellée dans «
Délivrées ». D'abord, la façon dont Delilah S.Dawson utilise son expérience personnelle pour créer une oeuvre de fiction où, sans raconter sa situation personnelle, elle tacle les comportements masculins, la société américaine post-covid, le système politique à l'arrêt, le système médical toujours plus discriminatoire, tout en divertissant le lecteur. À aucun moment du roman, je n'ai su avec certitude où elle m'emmenait et je dois dire que loin de m'agacer, cela a suscité un délicieux lâcher-prise. Ensuite, j'ai aimé le fait qu'elle utilise ce virus de la violence pour écarter les hommes de la vie des femmes sans que cela ne me choque vraiment (et que je jubile un peu…) : ils récoltent la monnaie de leur pièce, avec ou sans virus, ils sont mis à l'isolement et ainsi ne peuvent plus nuire. Jouissif ! Elle a travaillé ses personnages féminins avec grand soin, les faisant évoluer d'un état de victime et celui de guerrière. (je rappelle que le choix narratif de l'écrivaine est bien de faire contracter le virus à des gens qui ne sont pas violents habituellement) Les voir prendre conscience des choses, réagir et prendre leur envol font partie des moments les plus savoureux de «
Délivrées ». Enfin, le virus La Violence pourrait n'être qu'une possible métaphore pour combattre un phénomène de société, sortir d'un cercle vicieux et encourager les femmes à rendre les coups. Il nous faudrait un virus de cette nature pour éliminer définitivement cette relation de pouvoir que les hommes entretiennent sur les femmes afin de redéfinir l'équilibre.
Si «
Délivrées » comporte à raison des scènes relativement violentes, on y rit autant que l'on y est ému. Ces trois générations de femmes se rapprochent, finissent par se comprendre et par s'apprécier lorsqu'elles sont enfin débarrassées de la présence masculine qui sans relâche les empêchait d'être elles-mêmes. Leur évolution, Patricia qui devient une vraie grand-mère, Chelsea qui prend son destin en main, Ella qui comprend comment ne pas se laisser enfermer dans le cercle vicieux est le sel du roman.
« How people treat you is their karma; how you react is yours. » –
Wayne Dyer (La façon dont les gens vous traitent est leur karma ; la façon dont vous réagissez est le vôtre)
« The Violence », titre américain s'axe sur les causes alors que «
Délivrées », choix du titre français focalise sur les conséquences. « Une chose est sûre, c'est que la peur nourrit les monstres, explique Patricia, se demandant machinalement quelle part d'elle s'exprime, Patty n'est jamais très loin, en ce moment. Les monstres ont besoin de savoir que tu as peur d'eux, qu'ils sont plus grands et plus importants que toi. Si tu t'enfuis, si tu pleures, ils sont satisfaits. Mais si tu les affrontes, ou, mieux encore, si tu les ignores, alors ils vacillent. » le vent tourne…
Traduction :
Karine Lalechère
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