Les trois vies d'Antoine Anacharsis

Docteur Blind me donne le goût des mots. Je les avale, je les digère, je les malaxe, pour ensuite les ranger dans ma tête, qui est forteresse imprenable. J'apprends à penser. Docteur Blind dit qu'il faut que je structure ma pensée comme on construit un feu. D'abord on ramasse le bois. On entasse les mots et les connaissances. C'est long mais nécessaire. Petits bois, gros bois, tendre ou cassant. Chaque morceau aura son utilité. La bûche a besoin de la branche, la branche de la brindille, et la brindille ne s'enflammera que si le tas de feuilles mortes a eu le temps de sécher. Ce qui compte, prétend Docteur Blind, ce n'est pas la matière, le mot, la chose ou l'idée, mais l'usage qu'on en fera. Alors je glane ici et là, des herbes et des paroles.

Je suis un petit homme fragmenté qui tente de recoller les morceaux de son propre monde.

Et toute la nuit, le ciel se dérègle. Il se déchire. Des
vents furieux s'engouffrent dans cette déchirure. Nous sommes quelque part sur l'équateur, et je repense à la définition qu'en a donnée ma mère : « nous sommes là où le couteau doit trancher pour partager en deux le fruit rond ». J'imagine alors ma mère et moi plus petits que des poussières sur ce fruit rond, et mon père avec nous, la tortue pas très loin, les hommes blancs et les hommes gris et les hommes noirs, tous ces corps à la surface, comme une meute grouillante d'insectes prêts à ronger le fruit. Des trombes d'eau qui se déversent et tambourinent contre le fruit. Et le couteau. Le couteau au-dessus de nous. Qui s'abat. Qui lacère. Qui cisèle. Qui tranche. Et tout ce temps ma mère qui tient son ventre comme si j'allais le faire exploser.

Le vent est quelque chose de beau, je crois. Je vais t'apprendre le vent.

Et ma mère souffle encore. Elle dit : Le vent est comme mon souffle en plus grand. Le vent fait onduler la mer, il forme les vagues par milliers, et ce sont les vagues et le vent qui font avancer ce bateau. Est-ce que tu sens ce mouvement ?

Je vais aussi t'apprendre la pluie, dit ma mère. Je vais te l'apprendre parce qu'ici on étouffe, et que la pluie serait la bienvenue, elle nous rafraîchirait tous.

Ce qui est doux : la chaleur de son ventre, les chansons qu'elle fredonne, son rire mêlé à celui de mon père, le rythme de ses pas sur le sable, les bruits et les vagues quand elle se baigne, la cuillerée de miel qu'elle avale chaque soir, sa respiration quand elle dort, la musique de la pluie...

Régulièrement, des bateaux font escale sur notre île. Ma mère me décrit leurs coques comme d'immenses carapaces de tortue à l'envers, leurs mâts comme des arbres qui auraient perdu leurs écorces, leurs racines et leurs branches, et leurs voiles comme des morceaux de ciel qui claquent au vent. J'apprends à rêver.

Chaque jour compte, me dit-elle. Prends le temps de les vivre un par un. Avec lenteur. Avec prudence.

Elle s'appelle Novaaaa. Avec quatre a, parce que dans ses veines il y a du sang des quatre coins du monde.

Nous coulons, mais le ventre s'ouvre et se déchire. La lumière m'inonde les yeux. Je sens qu'on me tire. Qu'on me pousse. Qu'on me détache, qu'on m'arrache à la chair. Morceau par morceau. D'innombrables parcelles de vie. D'innombrables lumières. Je sens comme un muscle qui s'enroule autour de moi. Un énorme bras. Est-ce que c'est le kraken ?

La vie est un cheval, me disait Phineas Gage. Un cheval furieux, un cheval espiègle, ou un cheval docile. A chacun d'en décider, mais pour avancer il faut l'enfourcher.