Les trois vies d'Antoine Anacharsis

Docteur Blind dit qu'il faut que je structure ma pensée comme on construit un feu. D'abord on ramasse le bois. On entasse les morts et les connaissances. C'est long mais nécessaire. Petits bois, gros bois, tendre ou cassant. Chaque morceau aura son utilité. La bûche aura besoin de la branche, la branche de la brindille, et la brindille ne s'enflammera que si le tas de feuilles mortes a eu le temps de sécher. Ce qui compte, prétend Docteur Blind, ce n'est pas la matière, le mot, la chose ou l'idée mais l'usage qu'on en fera.

Des années durant, Blind se méfie des hommes, leur préférant la compagnie des livres et celle des poissons. Et puis, voilà qu'un petit homme, à la peau foncée avec des écailles, échoue dans son filet.

Je sais maintenant pourquoi il faut continuer d'avancer. Je sais ce que cette troisième vie me réserve, et qu'il n'y en aura pas d'autre. Je ne veux pas d'une quatrième vie. Je veux que dure la troisième, plus douce, plus tranquille, auprès d'Augustina, et auprès d'un petit kraken que je pourrai chatouiller sous les bras.

- Je peux venir avec vous ?
Sa question me vrille le coeur. Son regard se perd entre deux rafales. Il plonge. Il s'enfonce dans les profondeurs.
Et puis son regard revient.
Agostina remonte à la surface.
Un fragile sourire lui échappe, et c'est comme si ses yeux, rieurs et lumineux, m'apprenaient un mot que j'avais depuis longtemps oublié. La douceur.

Je m’aperçois alors que ma mère ne me dit pas tout. C’est comme pour l’océan, les mots ont un dessus et un dessous. Avec ses mots, ma mère navigue sur le dessus et ne fait que frôler le dessous. Elle ne formule pas tout. Elle me préserve du pire qui est dessous. Et pour entendre le dessous, je dois plonger dans ses silences. En surface, il y a la trajectoire invisible de notre bateau, son sillage que les vagues effacent continuellement. Mais dans les profondeurs, il y a la mort de Mbo, et les autres morts que j’ignore. Il y a un chemin tracé en pointillés, un chemin de mémoire parsemé de vingt corps à la peau grise ou noire, et d’innombrables squelettes blanchis, d’innombrables esclaves jetés par-dessus bord depuis que d’innombrables bateaux font cette traversée.

Elle ne m'avait pas dit qu'on pouvait éplucher le monde.

« La vie est un cheval, me disait Phineas Gage. Un cheval furieux, un cheval espiègle, ou un cheval docile. A chacun d'en décider, mais pour avancer il faut l'enfourcher. »

Aujourd'hui, j'ai envie de m'inventer une vie plus douce. Si chacun en fait autant, peut-être que le monde cessera de tourner de travers.

De bivouac en bivouac, nous laissons derrière nous des cendres éparpillées, quelques os rongés, un peu de nos ombres et la trace de nos pas. Partout où nous allons, nous emportons nos histoires. Timpoochee dit que chaque histoire est un être vivant, et que nos rêves forment un peuple. Le jour où ce peuple aura disparu, l'univers sera déréglé. Les étoiles s'éteindront les unes après les autres, le soleil se consumera, et tous les bruits du monde se réuniront en un seul endroit. Ils seront tous là. Le bruit de la pluie qui flagelle les arbres, celui de la roche qui craquelle, du torrent quigronde, celui de la renarde qui piaille après ses petits, du geai poursuivi par plier le lys des étangs, le premier et le dernier souffle des hommes... Au fond d'un unique creuset, tous les bruits se réuniront pour ne plus en constituer qu'un seul.
Bang !
Le bruit que font les rêves quand ils meurent.

La vie est un cheval, me disait Phineas Gage. Un cheval furieux, un cheval espiègle, ou un cheval docile. A chacun d'en décider, mais pour avancer il faut l'enfourcher.