Philippe Conrad est la preuve vivante que la valeur d'un travail n'est en rien tributaire des diplômes ou de la fonction de son auteur. En effet, Conrad est professeur certifié; il enseigne l'histoire au Lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie. Et cependant, sa Reconquista parue aux Presses Universitaires de France est tout simplement la seule synthèse en français consacrée au sujet, ce qui peut paraître surprenant. J'ajoute à cela que, même si j'émets quelques réserves plus bas, je trouve premièrement que l'approche de Conrad - qui ne se contente pas d'une chronologie événementielle, mais interroge et interprète de façon légitime et cohérente - est non seulement très intéressante, mais encore très solidement informée (j'ai tenu à vérifier personnellement certaines affirmations qui ne relèvent pas directement de ma sphère de compétences, et elles sont d'une parfaite exactitude).
Je retiens d'abord du travail de Philippe Conrad qu'il s'interroge à juste titre sur l'effondrement de l'Hispania wisigothique face à l'invasion arabo-berbère. L'Espagne tombe comme un château de cartes, et Conrad en examine les raisons. J'ai moi-même, par intérêt pour le sujet, pioché dans les directions qu'il propose et je les développe ci-dessous (j'y mêle donc des informations amorcées par Conrad et complétées par quelques recherches à la BU).
A/LES CAUSES DE L'EFFONDREMENT ECLAIR DE L'ESPAGNE
-1°) Il était banal, au haut Moyen Age, de faire appel entre seigneurs à des alliés extérieurs pour régler des conflits locaux. Wittiza, qui était un Wisigoth, roi d'Hispanie et de Septimanie dans la première décennie du VIIIe siècle, semble avoir été selon toutes les chroniques un tyranneau débauché qui défiait aussi bien le Saint-Siège que l'assemblée des nobles. Rodéric, mandaté par la volonté générale, devait le détrôner. Wittiza mourut avant, et ce sont les fils turbulents de Wittiza que Rodéric écarta de la succession pour prendre (avantageusement) leur place. Les héritiers dépossédés du trône ne trouvant aucun allié parmi les Wisigoths, ils demandèrent aux arabo-berbères de les aider. Conrad suggère fortement, ici comme dans d'autres ouvrages et articles, que les musulmans en profitèrent aussitôt pour envahir l'Espagne, et que s'ils ne rencontrèrent aucune résistance, c'est d'abord parce que la population locale, habituée d'une part aux règlements de comptes entre grands seigneurs, et croyant d'autre part que les Berbères, chrétiens au temps de l'Empire romain, étaient comme eux, ne comprirent pas qu'ils avaient affaire à une invasion hostile aux autochtones d'Hispanie, et à des armées d'une toute autre nature que celles des Italiens, des Byzantins ou des Francs.
-2°) Partout, selon Conrad - mais apparemment cela fait aujourd'hui consensus parmi les historiens de tous bords spécialistes de ce sujet - la minorité juive, voyant un avantage à remplacer les chrétiens par des musulmans, chercha à faciliter l'invasion arabo-berbère, et cela a pu jouer un rôle décisif dans certains cas.
-3°) L'Espagne était en proie à des catastrophes naturelles, notamment des épidémies et des sécheresses terribles, qui avaient réduit les populations locales à la famine et à la misère et globalement affaibli le royaume wisigoth.
-4°) Les populations asturiennes et basques dispersaient, par leurs dissidences chroniques, les forces du roi wisigoth Rodéric.
-5°) Des notables corrompus, plutôt que de résister, ont livré leurs villes en échange du maintien de leur statut par l'occupant. Ils négocient par intérêt privé leur soumission à l'envahisseur, lequel se montre d'abord superficiellement arrangeant à des fins tactiques (mais cela, évidemment, ne dure pas).
B/L'OCCUPATION
La situation des chrétiens se dégrade rapidement. On ne cherche pas à les convertir, les laissant libres de pratiquer leur religion, mais ils sont durement discriminés, accablés d'impôts et sommés de se courber devant l'envahisseur et les pratiquants de la "vraie religion". S'ils y dérogent, c'est la mort. En majorité, les chrétiens restés sur place, sous l'effet de la pression interne, s'arabisent pour graduellement devenir "mozarabes" (mustarib). Tout ceci est connu, et Conrad n'apporte rien de plus à ce sujet que ce qu'on savait déjà. Il se contente, comme c'est normal dans un Que sais-je?, de condenser les connaissances attestées disponibles.
Plus intéressant est le rappel que, trois siècles durant, des communautés minoritaires vont s'organiser en réseaux de résistance dans le "maquis" cantabrique et les vallées des Pyrénées, former spontanément des principautés et des royaumes autonomes et grignoter obstinément le terrain vers le sud, malgré la disproportion numérique en faveur d'un occupant dont la population explose littéralement en deux générations. Malgré ce rapport des forces écrasant, le Califat recule, inexorablement, mais ce recul pied à pied est d'une grande lenteur. En revanche, la Reconquista pourra compter sur ces têtes de pont, d'une redoutable efficacité - notamment grâce à ses milices et à son expérience de la "guerrilla" - au cours de ses offensives.
C/LA RECONQUETE PROPREMENT DITE
Les Wisigoths s'étaient effondrés en un clin d'oeil. Les Francs, en revanche, vont briser l'élan des arabo-berbères et brutalement refouler les armées sarrasines. Le projet musulman de conquête de la Gaule prend fin à la bataille de Poitiers en 732. A la bataille de la Berre, l'armée de Charles Martel anéantit une expédition et met fin à la colonisation musulmane du Languedoc. C'est le premier signal d'une reconquête sur fond de quoi la défaite des musulmans à Covadonga (722) apparaît anecdotique malgré la légende.
Dans la deuxième moitié du IXe siècle, la bataille de Clavijo (859) est d'une importance psychologique décisive. Saint Jacques apparaît aux combattants sous l'aspect de "saint Jacques, exterminateur de Maures" (Santiago Matamoros). Le tombeau de saint Jacques à Compostelle attire bientôt des dizaines de milliers de pèlerins et cette ferveur sensibilise l'Occident à l'enjeu espagnol. Le roi (malik) Al-Mansour (Almanzor), "champion du djihad", extermine la population de Saint-Jacques-de-Compostelle et rase la ville. A cette nouvelle, qui horrifie l'Occident et révolte les Européens, s'ajoute celle de la mort d'Al-Mansour en 1002. Une guerre civile s'ensuit dans l'Al-Andalus musulman et le califat de Cordoue se disloque en 22 principautés indépendantes et rivales.
La péninsule ibérique sera alors "techniquement" reconquise en deux expéditions majeures:
-Celle qui aboutit à la conquête du royaume de Tolède le 6 mai 1085.
-Celle qui aboutit à l'écrasement définitif des Almohades en 1212 à la bataille de Las Navas de Tolosa.
Cette dernière victoire permet d'engager la Grande Reconquête: l'Estrémadure, les Baléares, Cordoue, Valence, Séville et le Portugal sont reconquis en quinze ans.
Seule Grenade, neutralisée, encerclée et sans intérêt est laissée de côté. Il faut attendre le XVe siècle pour que la réalisation de l'unité espagnole, par le mariage de Ferdinand d'Aragon avec Isabelle de Castille, déclenche le projet de libérer Grenade. La ville se rend en janvier 1492. C'est une victoire symbolique pour l'Occident chrétien au moment où les musulmans, attaquant à présent par l'Est sous la forme du péril turc, s'emparent de Constantinople, ferment la Méditerranée au commerce chrétien, et entament en Europe une nouvelle guerre de conquête et d'asservissement, brutale et sanguinaire, qui terrorise les populations.
D/EPILOGUE: DES MORISQUES INASSIMILABLES?
Dans son dernier chapitre, Philippe Conrad aborde les lendemains de la reconquête sous l'angle de l'assimilation. D'après Conrad, toutes les tentatives d'assimilation des musulmans demeurés dans la péninsule ibérique ont échoué. Devenus minoritaires, il acceptent de se convertir superficiellement au christianisme, mais se regroupent au lieu de se disperser dans le reste de la population et conservent leurs moeurs, coutumes et pratiques culturelles et religieuses du monde islamique. Ils sont 300000. Philippe III décide de les expulser en 1609.
(PETITES) RESERVES PERSONNELLES
-1°) D'abord, je dois avouer que je n'aurais jamais eu de réserves à formuler si l'excellent travail de Philippe Conrad ne m'avait obligée à m'intéresser dans le détail à cette époque et à ces événements dont, finalement, je me suis rendue compte que je les connaissais plutôt assez mal. Bon. Ceci étant posé, après m'être renseignée sur la victoire de Covadonga (grâce à Conrad), il s'avère qu'exceptionnellement, Philippe Conrad fait cavalier seul en mélangeant légende et vérité historique. Une majorité de spécialistes se refusent aujourd'hui à voir dans la victoire de Covadonga (722) l'impulsion de la Reconquista. Il ne s'agissait apparemment, comme le formule lapidairement Fichs, que "d'un simple règlement de comptes tribal".
-2°) Autant j'ai trouvé les interrogations du premier chapitre passionnantes, et les explications suggérées très intéressantes, autant certaines questions (qui eussent pu être satisfaites, même à l'échelle d'un Que sais-je?) restent en suspens. Exemple (j'en ai d'autres, mais je ne parlerai que de celui-ci): qu'est-il advenu de la population wisigothe d'Hispania qui, selon Conrad, était très largement majoritaire? Se sont-ils réellement TOUS arabisés (devenant ainsi des "mozarabes"), voire convertis à l'Islam ("muwalladun"/muladíes), ce qui, semble-t-il, n'était absolument pas encouragé par les arabo-musulmans désireux de ne pas se mélanger aux populations locales? Conrad a l'air de le suggérer, en le justifiant vaguement par l'idée diffuse que le catholicisme ne survivait dans la société wisigothique que sous une forme dégénérée (un crypto-arianisme moribond). On m'autorisera à exprimer ici un certain degré de perplexité.
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