Citations sur La Naissance du jour (93)
« La dernière lettre, ma mère en l’écrivant voulut sans doute m’assurer qu’elle avait déjà quitté l’obligation d’employer notre langage. Deux feuillets crayonnés ne portent plus que des signes qui semblent joyeux, des flèches partant d’un mot esquissé, de petits rayons, deux « oui, oui » et un « elle a dansé » très net. Elle a écrit aussi, plus bas, « mon amour » ; elle m’appelait ainsi quand nos séparations se faisaient longues et qu’elle s’ennuyait de moi. Mais j’ai scrupule cette fois de réclamer pour moi un mot si brûlant. Il tient sa place parmi des traits, des entrelacs d’hirondelle, des volutes végétales, parmi les messages d’une main qui tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis d’un site entrevu à l’aurore sous des rais qui n’atteindraient jamais le morne zénith. De sorte que cette lettre, au lieu de la contempler comme un confus délire, j’y lis un de ces paysages hantés où par jeu l’on cacha un visage dans les feuilles, un bras entre deux branches, un torse sous des nœuds de rochers… »
Une des grandes banalités de l'existence, l'amour, se retire de la mienne. L'instinct maternel est une autre grande banalité. Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. Mais on ne sort pas de là quand, ni comme on veut. Qu'elle était judicieuse, la remontrance d'un de mes maris : " Mais tu ne peux donc pas écrire un livre qui ne soit d'amour, d'adultère, de collage mi-incestueux, de rupture ? Est-ce qu'il n'y a pas autre chose dans la vie ?" Si le temps ne l'eût pressé de courir - car il était beau et charmant - vers des rendez-vous amoureux, il m'aurait peut-être enseigné ce qui a licence de tenir, dans un roman et hors du roman, la place de l'amour.
Il est malséant d'entraîner à la psychologie un homme qui n'est pas sûr de ses boutons de chemise ou de ses lacets de chaussure.
C'est un homme, il craint l'ironie.
Le jardinage lie les yeux et l'esprit à la terre, et je me sens de l'amour pour l'aspect heureux, l'expression d'un arbrisseau secouru, nourri, étayé, embourgeoisé dans son paillis couvert de terre neuve...
On n'aime pas à la fois les bêtes et les hommes. Je deviens de jour en jour suspecte à mes semblables. Mais s'ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte...
"Quand j'entre dans la pièce où tu es seule avec des bêtes," disait mon second mari, "j'ai l'impression d'être indiscret. Tu te retireras quelque jour dans une jungle..."
Je ne la comprenais pas, alors. Elle se fût expliquée plus tard, sans doute. Je comprends à présent son "tu n'es pas en danger", mot ambigu qui ne visait pas seulement mes risques de calamités. A son sens, j'avais passé déjà ce qu'elle nomma "le pire dans la vie d'une femme: le premier homme". On ne meurt que de celui-là, après lequel la vie conjugale -ou sa contrefaçon - devient une carrière.
Mes amis véritables m'ont toujours donné cette preuve suprême d'attachement: une aversion spontanée pour l'homme que j'aimais. "Et s'il disparaît encore, celui-là, que de soins pour nous, quel travail pour l'aider, elle, à reprendre son aplomb..."
Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d'une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d'argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu'un enfant, près d'un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues...
Il vente, dehors, sans une goutte d'eau. J'y perdrai le restant de mes poires, mais la vigne alourdie se moque du mistral. " Auras-tu hérité de mon amour pour les tempêtes et tous les cataclysmes de la nature? " m'écrivait ma mère.