Alors qu'il patiente dans l'immense hall de la résidence de son client, le général Sternwood, Marlowe fait rapidement connaissance avec l'une des filles de ce dernier, Carmen, qui se jette quasiment dans ses bras.
C'est encore d'elle qu'il s'agit lorsqu'il croise enfin le vieil infirme : elle aurait contracté quelques dettes de jeu auprès d'un bouquiniste qui pourrait se montrer indélicat. Marlowe est engagé pour que ce ne soit pas le cas.
Il est cependant intercepté en repartant par la seconde fille du général, Vivian, une garce hautaine à la recherche de son mari disparu, Rusty Regan, qui imagine que la présence du détective est liée à cette absence inexpliquée.
Marlowe s'intéresse donc au libraire Arthur Geiger et découvre rapidement qu'il fait commerce, sous le manteau, de littérature pornographique, son officine faisant office de couverture.
Afin d'en apprendre plus sur l'homme, il le file jusqu'à son domicile cossu sur la colline et reste en planque jusqu'à ce qu'une jeune femme qui s'avère être Carmen Sternwood arrive à la nuit tombée. Marlowe perçoit comme un flash d'appareil photographique, puis trois coups de feu retentissent dans la maison avant que quelqu'un s'enfuie en voiture par la rue en contrebas.
Marlowe pénètre dans la maison silencieuse et découvre le cadavre de Geiger ainsi que la jeune Carmen, nue et droguée, en train de prendre la pose…
Chandler est le maître des ambiances un peu glauques, s'appuyant avec un humour froid sur son personnage de détective que rien ne peut ni atteindre ni perturber et sur des descriptions incroyablement précises, originales, qui s'inscrivent en toute fluidité dans le récit. Chez lui, on n'entre pas seulement dans une pièce, il prend un malin plaisir à déployer tout son art pour décrire son décor du sol au plafond avant de s'attacher à la femme, forcément fatale, qui, alanguie dans son canapé, vous accueille un verre à la main avant de vous planter un couteau dans le dos. En styliste perfectionniste, il apporte d'ailleurs la même attention à ses dialogues qui toujours sonnent juste.
Même si elles sont « linéaires », les intrigues des romans de Chandler sont toujours complexes et les opérations à tiroirs nombreuses ; le Grand Sommeil ne déroge pas à la règle avec des imbrications dans tous les sens. Une vingtaine de personnages se partagent les rôles, avec quelques points communs comme la corruption, la dépravation ou le fait d'appartenir à la « bonne » bourgeoisie.
– Il avait un casier judiciaire.
Elle a haussé les épaules. Elle a dit négligemment : « C'est qu'il ne fréquentait pas les bonnes personnes. C'est tout ce qu'un casier judiciaire veut dire dans ce pays gangrené par le crime. »
Les assassins potentiels et les cadavres sont nombreux et se bousculent au portillon. Au premier rang, un apprenti maître chanteur, à ses côtés un amoureux éconduit, derrière eux l'amant de la victime ou un directeur de tripot… D'autres suivront et Marlowe, méticuleux et toujours imperturbable, explorera toutes les pistes jusqu'à se convaincre d'avoir trouvé la bonne.
C'est une grande ville maintenant, Eddie. Des gens très violents s'y sont récemment installés. C'est la rançon de la croissance.
À travers le regard de Marlowe, Chandler observe la ville de Los Angeles et la société américaine se transformer et ce qu'il voit ne lui plaît guère. Les « élites » et leurs valeurs se meurent, à l'instar du général Sternwood, tandis que s'installent le crime et la corruption, les magouilles et la dépravation (la pornographie et l'homosexualité sont deux des thèmes abordés dans le roman).
Écrit en trois mois selon la légende et premier roman de Chandler publié aux États-Unis (ce sera le second en France, après La Dame dans le Lac, le Grand Sommeil est le fruit de la refonte en un récit cohérent de deux nouvelles précédemment publiées dans Black Mask. Même si l'auteur déploie tout son talent pour entremêler personnages et intrigues, on a tout de même ce sentiment de point de bascule à mi-parcours, les deux filles du général Sternwood jouant les pivots. On retiendra de cette lecture la richesse des ambiances, des dialogues, et les personnalités fouillées des protagonistes pour oublier le côté emberlificoté de l'intrigue policière et sa grande « explication finale » à la manière des « whodunit » qui, si elle n'est pas sans émotion, donne le beau rôle à Marlowe en lui promettant un avenir (dés)enchanté.
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