Imaginez un mur. Il y a deux façons de voir ce mur, selon le côté où l'on se situe. Être du mauvais côté du mur, enfermé, ou bien être de l'autre côté, s'évader, rejoindre le bon côté. C'est sans doute ce qu'ont pensé ces cinquante-six enfants lors de cette nuit-là de mutinerie, celle du 27 août 1934, enfermés dans ce lieu qu'on appelait pudiquement une maison de correction ou de redressement, ici d'ailleurs le terme désigné était précisément maison d'éducation surveillée. D'autres parlaient de colonie pénitentiaire. Je vous arrête, c'était un bagne pour enfants. Il paraît que le lieu fut cela jusqu'en 1977. On peut aisément imaginer que plusieurs d'entre eux de cette dernière génération soient encore vivants.
Parfois on croit qu'il y a deux façons de voir ce mur, on s'en évade et on découvre terriblement qu'il n'y en a qu'une seule en définitive, car s'évader de ce bagne pour enfants, c'est rencontrer l'hostilité du lieu et des hommes de l'autre côté. Belle-Île-en-Mer, c'est comme l'île d'If ou Alcatraz avec la bêtise humaine en plus... On franchit un mur et on en rencontre aussitôt un autre plus infranchissable encore, l'océan, l'océan à perte de vue...
Ainsi, parfois, ayant choisi de s'en évader, on continue de rester du mauvais côté du mur, surtout lorsqu'une traque des enfants est organisée avec une récompense à la clef : une pièce de vingt franc en argent pour chaque enfant sur lequel il sera mis la main. Tout le monde alors ou presque se mobilise sur l'île dans un zèle effréné comme si cela avait un sens. Bien sûr il y a les gendarmes, les policiers, les gardiens du centre, mais aussi les habitants et curieusement des touristes présents à ce moment-là, en vacances sur l'île... On appelle cela des braves gens... Bienvenue ! Nous sommes bien en France, la France des droits de l'Homme, la France des Lumières, mais aussi la France du zèle pour dénoncer son prochain, nous sommes en 1934, dans quelques années, très peu d'années d'ailleurs, l'exercice sera un sport national, le voisin de pallier qui a une drôle de tête, qui est Juif, les gendarmes zélés, le Vel d'hiv, plus tard ce seront les mêmes en 1961, - le métro Charonne, alors vous pensez bien, ici ces enfants sont sûrement des monstres prêts à égorger la population autochtone, il faut s'en défendre.
Cinquante-six enfants évadés de cet enfer, cinquante-cinq seront récupérés. Un seul manquera à l'appel avec ce mystère demeuré à jamais : qu'est-il devenu cet enfant absent après la traque, comme on pourchasse un animal lors d'une chasse, - parce que c'était ça, traquer des enfants qui n'étaient pas des anges certes, mais qui étaient des êtres humains, des enfants devenus des fauves par l'enfermement d'un lieu.
Un seul manquera à l'appel. S'est-il noyé tentant de s'échapper de cette prison de mer ? A-t-il été protégé, recueilli, hébergé par une famille, une maison ? Tous ces gens n'étaient pas des salauds, loin de là. Pourtant je pourrais vous en dire des choses sur les autochtones de nos îles. On est parfois loin de l'exotisme breton qui peut faire rêver...
Un seul manquant à l'appel et
Sorj Chalandon, connaissant ce fait historique, a eu l'idée de donner un nom à celui-là, de lui donner vie et corps, de lui donner des ailes dans un corps d'enfant, dans un coeur meurtri par la vie quand on a treize ans et qu'on franchit les portes de ce centre de redressement qui n'était rien d'autre qu'un bagne pour enfants.
Il lui donne un nom, Jules Bonneau, à ne pas confondre avec le célèbre Jules Bonnot et sa bande, non celui-ci serait plutôt du genre solitaire, une sorte de Jean Valjean en culotte courte... Mais très vite cet enfant devient La Teigne, pour lui, pour les autres, lorsque ses démons l'emportent sur sa part encore belle de lui.
S'évader de ce lieu signifie mourir. Jules va survivre. Il va survivre grâce à la fois à son bon côté, c'est-à-dire l'enfant de la Mayenne d'où il vient, mais aussi grâce ou à cause de cet autre versant de lui, son côté ombre, - La Teigne, façonné par la vie qui broie des enfants, façonné par les murs d'un bagne pour enfants, des gardiens qui en ont tant vu, eux souvent sortis miraculeusement des tranchées de Verdun, alors eux la vie ils ont l'impression de la connaître d'un certain point de vue, et ces gosses qu'on leur envoie, il faut les mater. Ils se sentent investis d'une mission. Qu'importe si ces enfants sont des orphelins, des orphelins de guerre, qu'importe s'ils ont volé un morceau de pain, un jambon, une poule rien que cela... Porté le poing un samedi soir pour un regard de travers... Souvent c'est à peine cela... C'est ainsi que Jules devient La Teigne...
Parce que sur les îles il y a aussi de la fraternité, Jules va survivre et ne pas se noyer... Mais jusqu'à quand ?
Il va survivre grâce à Ronan le patron pêcheur, Alain le communiste, Pantxo le Basque et Sophie, épouse de Ronan et aussi infirmière là-bas entre les murs...
Ce roman est un rendez-vous avec l'humanité telle qu'elle est.
Sorj Chalandon a transmis sa rage d'enfant meurtri dans ce roman que j'ai adoré. Connaissant quelques romans de cet auteur, connaissant son histoire, sa relation avec son père, un menteur, un mythomane, un être violent, une mère absente ou tout au moins consentante à tout ce que le père imaginait comme perversité,
Sorj Chalandon est sans doute ici pour moi cet enfant qui s'évade, non pas de cette prison physique pour enfant, mais de la sienne, celle érigée par ses parents. Effroyablement.
Peu m'importe alors qui est Jules Bonneau, ce qu'il adviendra de lui... Puisque désormais je l'ai démasqué.
Un enfant qui pense que le monde des adultes n'est que violence. Que le monde réel est celui-là, ce monde qui fait peur, hostile et ingrat, jusqu'à ce moment où à la faveur d'une barque de pêcheur, un autre monde s'ouvre, se tisse avec des liens de confiance, un homme surgit, un patron pêcheur, d'autres hommes, une femme...
Sorj Chalandon a fait de ce personnage un enfant qui tient debout, qui court, dans la traque des autres hommes lâchés comme des fauves. Un enfant peut-être échappé de lui-même.
J'ai vu dans ce roman fulgurant l'expression d'une humanité irréductible face à l'incompréhension, à la violence, la méchanceté du monde.
Ainsi l'enragé, c'est cela ce texte qui m'arrache à ma vie tranquille, qui me happe, qui me broie, avec une incroyable et saisissante manière de rendre vivant ces personnages devant moi, cette force romanesque qui rend possible la fuite, la douleur, le chagrin, l'espoir, la fraternité, la trahison aussi, peut-être le futur d'un enfant né à un mauvais endroit au mauvais moment.
Pendant ce temps où les enfants étaient traqués comme du vulgaire gibier, un homme dans un bar, fumant la pipe, buvant un petit canon, était là avec son chapeau et ses yeux tristes de chien battu mais son regard tendre et ironique sur le monde alentour, gisant dans ses rêves, ses pensées, imaginant qu'une île n'était pas cela, un fragment d'horreur à la dérive... Il aimait la mer, la pêche à la baleine mais seulement quand la baleine se rebelle, il aimait Brest sous la pluie, la rue de Siam, il écrirait plus tard rappelle-toi Barbara il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là, il dirait quelle connerie la guerre et on pleurerait sur ses paroles, mais ce jour-ci d'un mois d'août de l'année 1934 il ne pleuvait pas sur Belle-Île-en-Mer et son coeur fut malgré tout transi de pluie à force de voir ce spectacle horrible devant lui, cette traque, cette chasse non pas à la baleine mais à l'enfant...
« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux,
Tout autour de l'île, il y a de l'eau.
Qu'est-ce que c'est que ces hurlements ?
C'est la meute des honnêtes gens
Qui font la chasse à l'enfant. »
Ce roman d'une puissance d'évocation incroyable est peut-être le livre de
Sorj Chalandon qui m'a le plus remué jusqu'ici, sans doute parce qu'il y a mis aussi beaucoup de lui-même, à travers la figure de cet enfant, sa tendresse et sa rage.