Dix ans.
Les Grecs présents sont ceux qui ont survécu mais quelque chose en eux est mort, dévoré par un monstre obscur agrippé à leur cœur comme du lierre à un mur. Une noirceur qui leur fait oublier que derrière ces murailles beaucoup ne sont pas des soldats. Qu'ici vivent des femmes, des enfants, des vieillards. Un monstre noir aux babines retroussées, au regard fou, et qui, quand il se met à hurler, efface toute bonté de ce monde.
Quand ils franchissent le haut mur de pierre dressé par Poséidon, le cri unique jaillissant de leurs gorges résonne si fort dans le ciel que la Pitié hoquette, lève les mains et les pose sur ses yeux, que la Clémence blêmit et presse ses paumes sur ses oreilles. Un même mouvement gracieux fait onduler leurs tuniques tandis que les déesses sœurs quittent leur siège et se détournent des combats.
Aucune prière n'atteint plus les Grecs, aucune larme ne les fait plus fléchir.
Dix ans.
Il est temps d'en finir.
Alors, les bras des soldats d'Agamemnon se dressent et s'abattent, des faux sur un champ d'orge tendre, tranchant les têtes, s'enfonçant dans les entrailles et les poitrines, ne tremblant ni devant le ventre rond d'une mère, ni devant le torse décharné d'un vieillard, coupant au passage les mains qui ne lèvent pour les supplier. (p.376-377)
... Comme si la nuit avait décidé de rencontrer le jour.
Une histoire avec des mois, des années, des vies courtes, des générations. Le temps des hommes, mesurable oubliable. Une chance que non pas les dieux et que je n'ai pas non plus.
Ni la mer sans bornes, ni l'incendie que rien ne lasse n'ont pire fureur que la tienne.
Non, Eos n'est pas son ennemie, aucune mère de soldats ne l'est.
La guerre, seule, est l'ennemie. La guerre et ses maîtres insatiables.
Ta bouche forme des mots que mon cœur n'entend pas.
Elles savent ce qu'elles risquent en cas de débarquement ennemi : mort, viol, esclavage, exil. Le lot des femmes.
Comme le passage d'un aigle fait taire les oiseaux à mesure que son ombre les recouvre, le silence s'installe dans ses pas.
Le principe des mortels... c'est qu'ils meurent.
Hadès aux Enfers frotte ses mains grises, Charon prépare ses rames, les Moires aiguisent leurs dents.