Le marxisme et l'Asie (1853-1964)

Je suis littéralement tombé des nues quand j'ai découvert par hasard cet ouvrage chez un bouquiniste. En premier lieu, cet ouvrage d'Hélène Carrère d'Encausse, est symptomatique du parcours des intellectuels moderne : toujours à suivre le mouvement... En 1966, quand c'est presque une question de mode de se dire marxiste, Hélène Carrère d'Encausse défend les conceptions marxistes. A la chute du régime soviétique en 1991, elle publie « La gloire des nations ou la fin de l'empire soviétique », faisant l'éloge du nationalisme, puis retournant encore une fois sa veste, elle reconnaît, dans « La Russie entre deux mondes », que le déchaînement des nationalismes ne s'est finalement avéré être que le déchaînement de la corruption, du crime et du terrorisme !
Hélène Carrère d'Encausse, écrit là l'un de ses premiers ouvrages et y adopte un point de vue marxiste, bien que déjà nettement critique envers le léninisme, le stalinisme, le trotskysme et finalement le maoïsme, qui semble cependant relativement épargné.
L'ouvrage relève quand même d'une grande qualité. Il est opportunément composé de deux parties : d'un côté une analyse théorique. Et une partie qui rassemble les textes majeurs des marxistes sur le sujet, y compris des différentes Internationales.
Car le constat de départ est clair : la révolution prédite par Marx a bien eu lieu, mais elle a eu lieu là où on ne l'attendait pas : d'abord en Russie, puis en Asie (Chine, etc.). Pourquoi ? Qu'en disaient les pères fondateurs du marxisme et qu'en diront leur successeurs. Voilà ce que veut présenter l'auteur.

- le point de vue de Marx
La conception de Marx, sur cette question, a évolué. Dans les années 1850, bien que reconnaissant l'ampleur des dégâts humains en découlant, il estime que le capitalisme y créé les bases d'un système économique mondial unique et semble voir un progrès dans le fait que le capitalisme y apporte propriété privée et individualisme. Mais ces propos sont nuancés par la fameuse lettre à Vera Zassoulitch, une militante russe qui l'interroge sur la viabilité de la Commune Rurale russe. Cette pratique collective de l'agriculture en Russie, estime Marx, pourrait être la base pour une évolution de la Russie vers un mode de production communiste, sans passer par l'étape douloureuse du capitalisme. Mais Marx et Engels s'empresse de préciser que cela ne se peut que si l'impulsion vient de l'Europe.
Hélène Carrère d'Encausse souligne donc le caractère européocentrique du marxisme des Pères fondateurs.

- le point de vue de l'AIT
La fin du XIXème siècle voit les richesses se décupler en Europe grâce au pillage et à l'exploitation des colonies. Pour tenter de subjuguer le mouvement ouvrier virulent de leur propres pays, la bourgeoisie en concède une part aux ouvriers.
L'idée fait son chemin, pourtant en totale contradiction avec l'internationalisme revendiqué des socialistes, que les colonies pourraient bien servir à accroître le niveau de vie des ouvriers. Cela culmine dans les débats de la IIème Internationale, notamment en 1904 où un certain van Kol pousse cette idée de manière terrifiante, justifiant le colonialisme : « Pourrons-nous abandonner la moitié du globe à l'arbitraire de peuples encore dans la période de l'enfance, qui laissent en friche les richesses énormes du sous-sol de leurs pays, laissant incultivées les terres les plus fertiles de la planète ? […] Il est donc de notre devoir de ne pas y entraver le développement du capitalisme […] dès à présent les ouvriers des pays civilisés devront se garantir contre la concurrence meurtrière de la main d'oeuvre ».
Cette position est cependant battue en brèche et exclue par Kautsky, le « pape du marxisme » de l'époque. Malgré tout, note l'auteur, ce dernier conserve un point de vue européocentrique en maintenant l'idée d'une mission civilisatrice de l'Europe, mais sans les armes...

- le point de vue de Lénine
Il revenait donc à Lénine, dont le pays était à cheval sur deux continents, de faire le lien entre le marxisme et les pays non européens.
Lénine attribue aux colonies une influence corruptrice sur la classe ouvrière des pays européens. Aussi les partis socialistes européens sont gangrenés par le réformisme, l'illusion que la situation peut changer grâce à des réformes. Avec le déclenchement de la guerre impérialiste les camps sont tranchés : en Europe les Partis réformistes. Les partis radicaux dans les pays colonisés. Ainsi s'opère un basculement subtil que l'auteur décrit copieusement : le passage d'une lutte des classes à la lutte des nations opprimées. Lénine en appelle au « Droit des nations à disposer d'elles-même », le même slogan socialiste qui avait justifié la guerre !
Selon la théorie marxiste, aucune révolution communiste ne peut advenir si le développement économique n'a atteint un certain stade. Pour les pays non européens, il faut donc qu'ils passent par le stade capitaliste avant de pouvoir atteindre une société communiste.
Hélène Carrère d'Encausse explique : « Lénine, pas plus que les dirigeants des partis communistes des pays sous-développés aujourd'hui, n'était enclin à faire preuve d'une telle patience. Il était donc amené à échanger le déterminisme de Marx pour une attitude plus volontariste à l'égard de l'histoire. »
Ce volontarisme est étroitement lié l'élitisme de Lénine : selon lui, le mouvement ouvrier à lui seul ne peut atteindre au mieux qu'une conscience syndicaliste.
Et c'est d'autant plus vrai, selon Lénine, dans un pays comme la Russie qui est majoritairement paysan. Lénine, dans son Que Faire ?, appelle donc à la création d'une organisation de révolutionnaires professionnels qui serait l'avant-garde de la classe ouvrière.

- le point de vue de l'IC
Après la révolution d'octobre 1917 est fondée une nouvelle Internationale : l'internationale communiste (IC). le Congrès de 1920 oppose Lénine à Manabendra Nath Roy, un communiste indien qui, après l'échec de la révolution allemande (1918-1919) déclare que « le destin du communisme mondial dépend de la victoire du communisme en Orien ». Lénine rejette cet 'asiocentrisme' mais concède qu'il faut appeler, dans les pays non européens, à une lutte nationale contre les pays colonisateurs pour hâter la révolution. Tout le travail de l'IC sera alors de justifier les révolutions nationales (la plupart du temps bourgeoises...) ! Staline reprendra cette stratégie du front révolutionnaire unissante forces prolétariennes et bourgeoises contre le colonialisme.

- le point de vue des marxistes asiatiques
C'est d'ailleurs ce que propose l'IC pour la première révolution chinoise de 1925-1927 et qui se termine par un véritable massacre d'ouvrier. Mao en tirera la leçon et choisira une voie « nouvelle », développera un « marxisme sinisé » : la révolution nationale basée sur la classe paysanne.