L'une des plus belles et urgentes réponses possibles à la question : « Pourquoi lire de la science-fiction aujourd'hui ? »
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/05/18/note-de-lecture-
utopie-radicale-par-dela-limaginaire-des-cabanes-et-des-ruines-alice-carabedian/
Dans ce bref essai particulièrement riche et enlevé publié au Seuil en mars 2022,
Alice Carabédian, chercheuse associée au Laboratoire du Changement Social et Politique de l'université Paris 7, autrice d'une impressionnante thèse de philosophie politique en 2016 (« le devenir autre de l'
utopie : représentations d'un imaginaire politique conflictuel dans le cycle de la Culture de Iain M. Banks »), nous propose une remarquable lecture de l'état politique présent et – souhaitons-le – à venir de l'articulation entre science-fiction et orientations de nos sociétés.
En nous rappelant rapidement comme
Fredric Jameson (et comme
Thomas Bouchet à sa manière, également) les ferments les plus dynamiques du concept multi-centenaire, souvent galvaudé et combattu par les pouvoirs dominants du « c'est très bien comme ça – pour nous », d'
utopie, elle constate un assourdissant déficit contemporain dans ce domaine, déficit comblé tant bien que mal, du côté des imaginaires, par deux productions principales :
– une profusion dystopique qui a eu son heure de nécessité mais qui a désormais dépassé depuis un certain temps sa cote d'alerte (ou plutôt de lanceur d'alerte) – les grands avertissements romanesques des années 1970-1980, chez
John Brunner,
J.G. Ballard ou
Norman Spinrad, pour n'en citer que trois parmi tant d'autres, n'ayant guère contribué à infléchir alors la course à l'abîme du capitalisme productiviste, quitte à apparaître aujourd'hui comme des prophéties particulièrement inspirées – et qui sert aujourd'hui bien plutôt de carburant privilégié à un divertissement spectaculaire marchand toujours plus avide de sensations fortes et d'effets spéciaux, politiquement inoffensifs ;
– une production plus diffuse, infiniment moins soupçonnable d'avant-pensées mercantiles, et pour tout dire bien vitale aujourd'hui, que l'autrice a nommé « imaginaire des cabanes et des ruines », que
Yves Citton et
Jacopo Rasmi recensent et analysent remarquablement dans leur « Génération collapsonautes » de 2020 (ouvrage dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog), qui construisent des niches de résistance au désastre, mais manquent au fond cruellement (c'est le principal reproche, très affectueux néanmoins, qui leur est ici adressé) de souffle et d'ambition in fine.
D'une manière justement parfaitement volontariste et radicale, en capitalisant et en aiguillonnant, par exemple, le travail de recensement et d'ouverture effectué notamment par
Yannick Rumpala ou, davantage encore,
Ariel Kyrou, Alice Garabédian nous incite avec force et ferveur à aller chercher plus loin, en mobilisant par exemple, comme elle l'ébauche pour nous dans l'ouvrage, les imaginaires à longue portée d'une
Ursula K. le Guin, d'un Iain M. Banks ou d'une
Becky Chambers.
Lorsque l'essayiste et militant britannique
Aaron Bastani conçoit son «
Communisme de luxe », il mobilise, consciemment ou inconsciemment, peu importe, l'appel à saut conceptuel se situant de manière pas si implicite (Iain M. Banks s'en était expliqué dans son commentaire d'ensemble, « A Few Notes on the Culture » en 1994) à la racine de son grand cycle romanesque « post-scarcity ». Lorsque les personnages d'
Alain Damasio, de
Sandrine Roudaut, de
Sabrina Calvo s'agitent dans leurs apparents interstices résiduels, ils mobilisent de facto un vaste imaginaire leur permettant de voir plus loin, et de ne pas s'arrêter aux niches construites dans les ruines déjà en route. Lorsque les personnages de
Stéphane Beauverger ou d'
Ada Palmer persistent à questionner le réel en lui insufflant toujours un peu plus d'idéal, glissant de l'inconfort salutaire dans un confort pourtant enfin obtenu, ils manifestent cette radicalité qui sait ne jamais devoir s'arrêter.
Et c'est bien ainsi, comme le chante avec cette belle insistance
Alice Carabédian, que la science-fiction à souffle long (y compris lorsqu'elle se dissimule avec brio dans un apparent « écrire petit ») est aujourd'hui plus nécessaire et salutaire que jamais, loin de l'abrutissement marchand et de la résignation, pour toutes les lectrices et lecteurs qui sont aussi actrices et acteurs de ces lendemains qui pourraient chanter un peu plus que ce qui nous semble promis.
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