Les polars ne sont plus l'apanage des auteurs aux plumes bien trempées à l'encre des crimes les plus odieux. Les flics se sont aussi lancés dans ce genre de récit, avec plus ou moins de talent. Ne sont-ils pas les mieux placés pour parler d'un milieu qu'ils ne connaissent que trop bien ? Depuis quelque temps, c'est au tour des avocats de s'inviter dans cette danse macabre et d'investir les pages blanches de la littérature noire.
Une amie, connaissant mon addiction à la lecture, m'a offert ce bouquin lors d'un salon du livre où elle a pu converser avec l'auteur qu'elle connait de longue date et dont elle avait apprécié le premier roman. C'est donc avec une curiosité dévorante que je me suis embarquée dans cette aventure, car c'est le mot juste, pour suivre le conseil de la bienveillante dédicace : "Entrer dans le monde de la justice".
Ce n'est pas la première fois que je lis une intrigue élaborée par un magistrat, mais l'originalité de celle-ci réside dans le fait que ce n'est pas la police qui mène l'action, ni l'accusé, pas plus que son avocat. le point de vue de l'accusation est délaissé au profit de celui de la défense du présumé coupable, position suffisamment rarement adoptée dans ce domaine pour qu'elle soit remarquée entraînant une réflexion inédite, mais inéluctablement intéressante.
Les chapitres sont courts et percutants. le langage de la narration et des dialogues utilisent un vocabulaire précis et ciselé pour imposer un tempo effréné qui ne laisse aucune place à l'ennui, seulement l'envie d'aller de l'avant et de découvrir la suite. La même impatience m'avait saisie lorsque j'avais lu les romans judiciaires américains de
John Grisham,
La firme ou
L'affaire Pélican, par ailleurs portés à l'écran.
André Buffard a le Verbe facile, haut et clair, comme il sied à sa fonction. La main de l'avocat s'est entièrement coulée dans celle de l'écrivain avec succès.
le sujet traité dans le livre est, malheureusement, presque devenu banal, mais il n'en reste pas moins brûlant ... les violences faites aux femmes, quelles soient sexuelles ou non, et les féminicides sont odieusement de plus en plus fréquents, moins tus aujourd'hui qu'hier avec la libération de la parole des victimes, même si celle-ci reste encore fragile. La singularité de l'intrigue réside dans la personnalité des deux protagonistes, un acteur séduisant que l'arrogance rend répugnant et une journaliste pas franchement sympathique dont le comportement trouble ne plaide pas en sa faveur. Est-ce suffisant pour la croire et pour le condamner ? Cette affaire permet de poser un flot de questions. Les accusations d'agression doivent-elles être crues sans aucun élément de preuve tangible ? L'attitude de la victime supposée était-elle une invitation à des jeux sexuels consentis ? Est-ce parce que le bellâtre des écrans affiche un mépris intolérable vis-à vis de la gent féminine qu'il est forcément coupable ? Autrement dit, est-ce que, à tous coups, libertine rime avec victime et détestable avec coupable ?
"Il n'y a pas de fumée sans feu" dit l'adage. La vindicte populaire, intensifiée par le déballage nauséabond sur les réseaux sociaux, est prompte à détruire des réputations, voire des vies sur des rumeurs infondées en détournant candidement le regard des dégâts causés par le feu qu'elle a elle-même allumé et alimenté. La justice ne se joue pas sur la toile, elle se déroule dans un tribunal avec juges et avocats des deux parties mise en cause. Pourtant, il s'agit bien de jeu ! Cruel, hasardeux, intense, mais un jeu où les acteurs sont en costumes de scène, toges rouges et noires s'affrontant sans relâche.
André Buffard connaît la partition sur le bout des doigts depuis le temps qu'il la pratique dans la vraie vie. En choisissant une intrigue où l'intimité des protagonistes est dévoilée dans un duel "parole contre parole", il fait pénétrer le lecteur dans les rouages de la justice française en exposant toutes les étapes allant de la garde à vue jusqu'au procès d'assises, tel un documentaire captivant. Maître Lucas surgit, sans aucun doute possible, du passé de Maître Buffard, tout en préservant le secret des instructions passées grâce à de multiples adaptations et diversions pour les besoins de la fiction. L'écrivain parle de sa profession avec une telle passion que je n'ai pas résisté à l'appel de la balance aveugle.
Tout le monde sait qu'avocat pénaliste est un métier, mais à la lumière de cette affaire particulière et très actuelle, on comprend que la défense est une tâche aussi fascinante qu'éprouvante. Quelque soit l'intime conviction du magistrat vis-à-vis de son client et des faits qui lui sont reprochés, il n'est pas là pour faire éclater la vérité. Quelle vérité d'ailleurs ? L'Histoire prouve que la sacro-sainte Vérité des uns n'est pas forcément celle des autres. le plus souvent elle s'habille d'une multitude de teintes selon le regard de chacun.
La justice humaine n'étant pas infaillible, le travail de la défense consiste à trouver tout ce qui peut remettre en cause les accusations portées contre le suspect. S'il faut pour cela discréditer la victime présumée, tous les stratagèmes possibles sont employés même s'il faut louvoyer avec les limites de la Loi à ne pas franchir. Il faut donc avoir une capacité incontestable de dissociation intellectuelle, indispensable pour défendre ce que l'on peut appeler communément "l'indéfendable" saupoudré d'une bonne dose de cynisme enrobé d'une incontournable couche de cabotinage. J'avoue avoir été désarçonnée, à plusieurs reprises, par le propos, mais toujours touchée par son honnêteté.
Ce livre représente tout ce que j'aime dans ce genre de littérature. Une intrigue remarquablement addictive d'une efficacité magnétique par son rythme haletant et une mise sous tension sans défaut tout au long du récit. Aborder un sujet maintes fois traité sous un angle totalement différent est très stimulant avec, en prime, les deux membres d'un couple représentant les parties adverses, voila de quoi pimenter judicieusement l'affaire et apporter du renouveau. Honnêtement, j'ai dévoré ce bouquin en une journée, impossible de le lâcher jusqu'à une fin aussi explosive qu'inattendue. Un pur régal !
Je n'ai pas pu m'en arrêter là, je me suis procurée les deux premières aventures de ce brillant avocat charismatique, "
Le jeu de la défense" (2018) et "
Jeux de dames" (2020) qui ont subi le même sort avec une joie non dissimulée. Merci Viviane pour cette belle découverte jubilatoire.
Maintenant, j'attends avec impatience un quatrième volet, car je souhaite ardemment voir Maître
David Lucas revêtir sa robe noire pour plaider avec talent et son style inimitable une nouvelle cause perdue comme il a su si bien le faire par trois fois.