Il fait un froid de pingouin ! Après avoir fait l'ange dans la neige, j'allais déplier ma peau de bête devant la cheminée pour lire Anna Karénine quand je suis tombée par hasard sur ce si beau titre évoquant, d'un côté de la vitre, le froid manteau de la Taïga immaculée, le crissement de la neige cristallisée, les lacs gelés où patiner, et même ces êtres envoûtants que sont les sirènes ; de l'autre côté de la vitre, le confort du train dans lequel nous allons traverser cette vue magnifique et cette ambiance (cal)feutrée. le train, ce lieu de passage censé nous emmener, comme Harry Potter, vers des lieux et des êtres fantastiquement magiques. Alors, le chant des sirènes du Transsibérien m'est devenu irrésistible.
Bien que je n'aime pas le froid, comme l'auteur ; ni les voyages, comme l'auteur. « Moi, je serais plutôt du genre train-train quotidien que Transsibérien ». Les coïncidences, ça n'existe pas, pas vrai ? Et puis, avant de s'engouffrer chez Tolstoï, autant bien connaître le terrain ! Alors je décide de faire confiance à ce breton grognon, et je m'enfile ses 500 pages. Comme des bonbons. Sa plume sûre, enlevée, impertinente juste ce qu'il faut, bougonne mais soignée, me séduit immédiatement. Si j'en crois ces premières lignes, c'est propre et ça ne va pas boiter. J'aime ! Un peu comme ces rencontres dans le train, ces inconnus dont on a immédiatement envie d'imaginer les vies.
Le train, c'est ce que lui demande de prendre son éditeur pour ce futur récit de voyage en Russie. Pays qui inspire à Bellec à peu près ce qu'il m'inspire a priori à moi (pardon aux connaisseurs qui déjà s'insurgent) : « les Russkoffs, c'est pas vraiment mon truc. C'est tout mafia et compagnie, ces gens-là. Ils assaisonnent la vodka à coup de polonium, ils envoient des braves gens trimer dans les mines de sel pendant vingt ans pour le vol d'une mobylette, ils prennent les étrangers en otage pour les échanger contre des contrats faramineux d'armement et les journalistes trop bavards, ils les enferment à l'hôpital psychiatrique. C'est bien connu, les pilotes de lignes de l'Aéroflot et les cheminot du Transsibérien sont bourrés du matin au soir. Leur bouffe, n'en parlons pas, soupe aux choux à midi, soupe aux choux le soir. le charme slave ? Des coups à se choper une chtouille carabinée et par ailleurs, ma mère m'a bien mis en garde : je risque de prendre froid, là-bas en plein coeur de la Sibérie, et d'attraper la mort ».
Et pourtant. Bon gré mal gré, le froid mordant de la Russie balaye nos pupilles, irrite nos joues, rougit notre nez, raidit nos lèvres. Il s'immisce dans nos parkas fourrées, engourdit nos doigts chaudement gantés. Rapidement, on prendrait bien, nous aussi, une petite vodka à Moscou avec l'auteur, au gré d'une rencontre sympa, la nuit qui précède le grand départ vers le bout du monde. Subrepticement, on se cale plus douillettement dans les longues banquettes de ce train, dont les rails plus larges que les nôtres ont finalement leurs avantages. On prend plaisir à observer discrètement notre voisine de cabine, Yulia, qui fait son nid en garnissant les tables et accoudoirs de ses napperons. A fumer avec les militaires de la cabine d'à côté. A mater les jambes de Tanya pendant qu'elle berce son enfant ; à baragouiner quelques mots incertains avec le personnel.
L'auteur a beau répéter que « le paysage était d'une monotonie pathologique », il l'anime habilement avec ses histoires du passé, ses anecdotes du présent et les vies imaginaires de ses lectures du moment. « Lire ou relire une histoire sur les lieux mêmes du récit prenait des proportions magiques, l'adoubait d'une nouvelle force ».
J'ai adoré ce mélange des genres et ambiances, l'alternance perpétuelle entre :
- la vie actuelle, chaude et familiale à l'intérieur du train,
- les descriptions du paysage glacial du dehors, agrémentées de précisions géographiques, comme ses villes et forêts poussées en réalité sur de la glace, et qui menacent de s'effondrer de plus en plus rapidement avec le réchauffement climatique,
- le récit des vies et événements historiques qui défilent au rythme du train : ici les camps de travaux forcés de déportés, là quelques batailles,
- ou même les histoires imaginaires de vies crées par d'autres auteurs avant lui, qui nous immergent encore autrement dans cette ambiance soufflant le chaud et le froid (je dois absolument lire "
Au temps du fleuve Amour" de
Makine !). « Elle était Anna Karénine, l'héroïne du roman de Tolstoï, et j'étais Vronski, l'amant maudit pour qui elle allait mettre fin à ses jours ».
On ressent d'une part le train-train répétitif du paysage, qui n'est qu'immuable blancheur, la vie en communauté dans un espace restreint, où peu d'activités sont envisageables, surtout lorsqu'on ne parle pas la langue ; et d'autre part, la vie grouillante et passionnante des voyages, qui émane principalement de menues routines instaurées par la proximité, de l'imaginaire de l'auteur, de ses lectures et de l'Histoire du pays qu'il nous dévoile. « Le Transsibérien est comme une immense bande dessinée qui raconte sur plus de 9000 kilomètres l'histoire de tous les peuples de Russie et de Sibérie ».
L'alternance dansante de l'ensemble est à la fois instructive et divertissante, dans cette ambiance spécifique aux trains, intimiste et feutrée, celle des vies en petite communauté qui se construit de petits riens agaçants mais inoubliables ; jusqu'au moment où l'on doit déjà se quitter, regrettant alors les hommes et les femmes côtoyés pendant six jours et sept nuits, durant lesquels « le pyjama était l'uniforme du train, ou alors la longue robe de chambre ».
« Soyons honnête, même s'il est heureux qu'il ne soit plus question de convoi de déportés, le Transsibérien n'a aujourd'hui plus rien d'un train de luxe. Contrairement à ce que beaucoup s'imaginent en Occident, ce n'est pas l'Orient-Express ».
Pourtant, ce voyage a tenu les promesses que le titre et la couverture m'avaient évoqué : J'ai immédiatement été happée par son intérieur chaud et douillet aux couleurs du pays, la rudimentarité des sanitaires côtoyant les tables du wagon restaurant dressées avec soin, la glace qui gagne l'intérieur des vitres la nuit, tandis que tous se pressent autour du samovar au petit matin ; les « r » qui roulent tout autour de nous, les rencontres des gens du crus qui vont finalement passer la semaine avec nous. Six jours et sept nuits, oscillant en permanence entre la chaleur du train et la neige recouvrant tout au dehors, entre la chaleur des rencontres, et le froid des morts qui hantent ces rails. Un voyage comme une fresque gigantesque, unique et inoubliable, au rythme d'une locomotive rouge perçant la neige telle une goutte de sang dans l'immaculé paysage, visuellement pur et cristallin, historiquement triste et sanglant.
« Quinze jours à travers la Sibérie au coeur de l'hiver le plus cinglant. A mourir de froid et pourtant, je n'en ai ramené que de la chaleur. » Celle des sirènes croisées sur la route, et demeurées à jamais dans l'océan de glace du bout du monde, dans leurs corsets de neige.
Un récit aussi chaleureux que cristallin, et un enchantement renouvelé pour cette deuxième lecture de l'année. Envie d'un voyage en train jusqu'au bout du monde ? Laissez-vous ensorceler par les sirènes du Transsibérien : « Ça sert à ça, les trains, partir et revenir, rentrer où s'enfuir. Ça ne sert qu'à ça. Et puis imaginer. »