En 1970, Simone de Beauvoir publie cet essai consacré à l'étude de la vieillesse. Elle le fait avec la conscience de briser un tabou, c'est bien dans sa nature. Coïncidence, Gallimard republie ce texte dense dans sa collection Folio en janvier 2020, quelques semaines seulement avant le Grand Confinement dû à l'épidémie de COVID-19. Une crise sanitaire qui met en évidence plusieurs défaillances de notre système de prise en charge des personnes âgées, premières victimes du fléau.
Avec une minutie d'universitaire, s'appuyant sur une documentation solide qui peut parfois cohabiter avec une approche plus empirique, l'auteure engagée brosse un tableau assez effrayant de la condition humaine des "vieux". En 1970, on ne parle pas encore pudiquement de seniors ou d'aînés mais seulement de vieux. Un terme lourd de sens - je vous invite d'ailleurs à (re)découvrir la chanson éponyme de Brel, quoiqu'en plein confinement ce ne soit pas forcément une bonne idée ! - à la fois péjoratif et franc.
D'après l'analyse de Simone de Beauvoir, les vieux sont démunis, dépouillés et laissés pour compte par une société qui les ignore et nie leur existence, sans même évoquer une quelconque utilité. Biologie, ethnologie, sexualité, histoire, activités, moyens de subsistance ou encore vie quotidienne... la structure académique de son essai ne nuit pas à l'expression de ses opinions propres. En plus de 750 pages, Simone de Beauvoir peint à grands traits agressifs le portrait d'une déchéance universelle afin de faire émerger des prises de conscience.
Très critiquée pour son étude et sa publication, l'auteur du "Deuxième sexe" et de "La force de l'âge" défend son sujet avec un militantisme d'activiste, ce qui donne parfois à son développement des allures de pamphlet... légitimé par la recherche sociologique. L'écriture est facile à lire, le style donne parfois du fil à retordre mais l'ensemble reste très digeste.
Challenge PAVES 2020
Challenge MULTI-DÉFIS 2020
Challenge XXème siècle 2020
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C'est pourquoi tous les remèdes qu'on propose pour pallier la détresse des vieillards sont si dérisoires : aucun d'eux ne saurait réparer la systématique destruction dont les hommes ont été victimes pendant toute leur existence. Même si on les soigne, on ne leur rendra pas la santé. Si on leur bâtit des résidences décentes, on ne leur inventera pas la culture, les intérêts, les responsabilités qui donneraient un sens à leur vie. Je ne dis pas qu'il soit tout à fait vain d'améliorer, au présent, leur condition : mais cela n'apporte aucune solution au véritable problème du dernier âge : que devrait être une société pour que dans sa vieillesse un homme demeure un homme ?
[...] à la fin du XIXème siècle, le vieux travailleur chassé de son emploi avait été dramatiquement abandonné à lui-même. Les collectivités se virent obligées de prendre en main le problème. Elles ne le firent pas sans résistance.
La pension fut d'abord conçue comme une récompense. Dès 1796, Tom Paine suggérait de récompenser par une pension les travailleurs de 50 ans. En Belgique, en Hollande, des pensions furent accordées dans le secteur public à partir de 1844. En France, au XIXème siècle, les militaires et les fonctionnaires furent aussi les premiers à recevoir des pensions ; le second Empire en attribua ensuite aux mineurs, aux marins, aux ouvriers des arsenaux, aux cheminots. On considérait qu'elles récompensaient, dans des professions dangereuses, une longue période de loyaux services. L'attribution en devint organisée et habituelle, sous deux conditions : de longues années de travail et un âge déterminé.
Toutes les civilisations connues se caractérisent par l’opposition d’une classe exploitante et des classes exploitées.
Aux époques où la propriété a été institutionnalisée, la classe dominante a respecté les propriétaires ; l’âge n’était pas une disqualification ; accumulant au cours de leur vie des biens immobiliers, des marchandises, de la monnaie, les vieillards, en tant qu’ils étaient riches, pesaient d’un grand poids dans la vie publique et dans la vie privée.
L’idéologie de la classe dominante vise à justifier ses conduites. Quand elle est gouvernée ou influencée par des gens âgés, elle accorde de la valeur au grand âge… La vieillesse serait l’achèvement de la vie au double sens du mot ; elle la termine et elle en est le suprême accomplissement…
Cependant, même lorsque le bon ordre social oblige les générations plus jeunes à reconnaître à la plus ancienne une autorité politique ou économique, elles la subissent souvent avec impatience.
Quant aux vieux exploités, inutiles, encombrants, leur sort ressemblait à celui qui est le leur dans les sociétés primitives. Il dépendait essentiellement de leur famille. Par affection ou par souci de l’opinion, certaines leur manifestaient de la sollicitude ou du moins les traitaient correctement. Mais le plus souvent on les négligeait, on les abandonnait dans un hospice, on les chassait et même on les abattait clandestinement.
La classe dominante assistait avec indifférence à ces drames : ses efforts pour secourir les vieux pauvres ont toujours été dérisoires.
La déchéance sénile n'est pas seulement en soi pénible à supporter, mais elle met l'homme âgé en danger dans le monde. On l'a vu : il végète au bord de la maladie, au bord de la misère. Il éprouve un sentiment angoissant d'insécurité qu'exaspère son impuissance.
Parmi les facteurs contribuant le plus au développement affectif chez nos concitoyens âgés, il faut ranger l'ostracisme social dont il sont l'objet, la réduction du cercle de leurs amis, l'intense solitude, la diminution et la perte du respect humain et le sentiment de dégoût à l'égard d'eux-mêmes. (p. 262)
S'agissant par exemple du marxisme, de l'existentialisme, du bouddhisme, du nominalisme, de l'immanentisme, du keynésianisme, du personnalisme ou autres, il ne viendrait à l'esprit de personne de se demander si, pour adhérer à ces doctrines, ces conceptions du monde ou ces écoles de pensée, il faut être une femme ou un homme (même si, dans la plupart des cas, elles ont été forgées par des hommes !). Il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit du féminisme : une « femme féministe » ressemble à un pléonasme, un « homme féministe » à un oxymore. Pourquoi ? Peut-être parce que le marxisme ne tient pas à ce qu'était Karl Marx ni à qui il était, pas plus que le keynésianisme ne s'explique par ce qu'était John Maynard Keynes, alors que le féminisme, tout en étant une philosophie, une conception du monde, une pratique, une gamme de mouvements sociaux et politiques, est ancré dans le « devenir-femme », élaboré depuis la subordination et les systèmes d'exploitation politique, économique, sociale, sexuel, familial dans lesquels les hommes, façonnés, eux, par le système patriarcal, ont enfermé les femmes. Autrement dit, les femmes sont les sujets du féminisme, les protagonistes qui l'ont initié, formulé, partagé, diffusé et transformé en force des femmes, alors que les hommes sont les objets de l'analyse, les agents et les hérauts de la structure qu'il faut modifier et faire tomber, les représentants et les vecteurs des modalités patriarcales. Certainement, Simone de Beauvoir eût pu écrire l'Être et le néant, mais à Jean-Paul Sartre il aurait été impossible d'écrire le Deuxième sexe, et si, par son ingéniosité, il avait quand même réussi à le faire, l'ouvrage serait resté un « point de vue » sur les femmes, et jamais devenu la matrice et la puissance du féminisme moderne. Est-ce à dire que les hommes, quand ils ne s'accrochent pas au vieux virilisme comme à une bouée, sont condamnés à demeurer des « compagnons de route » du féminisme et qu'ils partagent, collaborent, participent aux luttes des femmes ? Probablement pas. À ceci près que le féminisme exige peut-être cette « écriture féminine » dont parlait Hélène Cixous, qui exalte ce qui a été ignoré et méprisé par le discours des hommes, crée sans cesse des structures syntaxiques et stylistiques nouvelles irréductibles aux codifications fixées par les hommes, et qui s'avère capable de refuser et réfuter la logique de l'« écriture masculine », fondée, elle, sur ces oppositions (homme/femme, père/mère, actif/passif, culture/nature, coeur/raison…) qui ont nourri la pensée occidentale et, par là même, conforté le patriarcat. Dans ce cas, on pourrait dire que l'« homme féministe » est celui qui se révélerait apte à assurer, assumer et faire sienne une telle « écriture féminine ».
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