De l'errance au destin

Elle est vraiment très jolie, élancée, gracile avec des courbes très fines. Ses yeux bleus sont magnifiques, mais, quand elle les pose sur moi, ils me paraissent tristes et froids.

Non ! Je n’ai pas envie de ça ! Je refuse cette fatalité qui semble m’être destinée ! J’ai désiré m’enfuir, quitter ce monde, même mourir. Mon âme est brisée, mon corps souillé par ceux des hommes qui ont payé une somme importante et qui font la richesse de notre maître… Oui, car ce n’est pas un tuteur, loin de là. La seule chose qu’il m’ait inculquée, c’est comment souffrir le martyre dans un lit somptueux. Quand je repense à nga, je n’ai pas envie d’être résignée comme elle… Je souhaite me battre. Elle a raison, je peux m’en sortir.
Aujourd’hui était une journée sans, c’est-à-dire que je suis obligée d’apprendre le français et le russe, langues où je me débrouille de mieux en mieux… mais il est là, avec ses mains baladeuses… comme d’habitude, je vide mon esprit, efface mes pensées et fige mon visage, tel celui d’une poupée. Ce soir, tout va changer ! Inga m’encourage, me certifiant que je ne suis pas faible… Oui, je dois me rebeller !

Je ne suis plus rien, juste une enfant brisée par des événements agressifs. Une petite fille à qui l’on a volé son innocence.

La chaleur est douce, sans être étouffante. C’est un véritable rêve. J’ai mon propre lit, et quel lit ! Un grand, de princesse, avec ses draperies roses et soyeuses. Il est dans MA propre chambre, une chambre que je vais occuper pendant mes études. Je vais aller à l’école. Je vais devenir une grande dame. Avec un bon travail. Plus tard, j’achèterai une grande maison, comme celle-ci. J’aiderai bunica, Nastya et mes frères. Nous vivrons tous ensemble.

J’ai dû mal à assimiler la raison de ma souffrance. Pourquoi je dois traverser tout ça ? J’ai abandonné tout ce qui me reste de fierté et de rage de vivre pour me terrer dans cette chambre. Je me nourris, je me lave, puis je me soumets…

Ha, moi et la musique ! On n’est pas du tout en phase. Si je souhaite produire un son avec ma flûte à bec, il n’en sort qu’un bruit hideux et aigu. Je suis totalement et irrévocablement incapable de souffler une note douce et mélodieuse. Pourtant, j’ai le même instrument que tous les élèves ! Une flûte beige en plastique, achetée à la grande surface du coin. Timothée, lui, a un réel talent musical. Et pas qu’avec le pipeau, d’ailleurs. Il joue de la guitare, mais son grand plaisir, c’est le piano.

Elle me montre la chaise pour que je m’y installe et sourit. Comme c’est agréable de la voir ainsi. Je retrouve sa joie de vivre, et sa présence insuffle de nouveau un sens à cette famille. Elle en est le moteur, sans elle tout fonctionnait au ralenti.

À force de cogiter, je suis épuisée. Je n’ai pas prêté attention aux larmes qui ont coulé en pensant à ceux que j’aime et à qui j’ai dû dire au revoir. À bout de forces, je m’endors rapidement.

J’ai toujours été habituée aux choses simples de la vie, comme cultiver la terre pour obtenir de bons légumes qu’on mangeait par la suite, ou bouquiner en douce avec Nastya dans les meules de foin de la grange d’à côté. Bunica n’aimait pas que je me donne de faux espoirs en apprenant avec ma sœur. Mais, déjà, dès mes cinq ans, je n’avais qu’une envie : c’était lire. Malheureusement, il n’y avait qu’un seul livre à la maison, la Bible, et j’avais vraiment eu du mal à comprendre le sens de mes lectures.

« C’est marrant comme les choses qui sont censées être mauvaises pour nous nous donnent plein d’entrain ». Du courage, le moral, de l’endorphine, comme on l’a appris en biologie. Ça permet de rendre heureux, quelque chose comme ça. Mais ce n’est pas vraiment vrai, on en a juste l’impression.