Si vous êtes amateurs de fantasy à la fois sombre, crue et bourrée d'humour noir, vous avez certainement déjà entendu parler de
Joe Abercrombie et de son univers, d'abord mis en scène dans la trilogie « La Première Loi », puis dans plusieurs one-shot («
Servir froid » ; «
Les Héros » et «
Pays rouge »). Un univers qu'on retrouve également dans « Un soupçon de haine », premier tome d'une nouvelle trilogie se déroulant près de trente ans après les événements dépeint dans le dernier tome de « La Première Loi ». Abercrombie y reprend quelques uns de ses personnages parmi les plus emblématiques (Glotka !) mais y intègre aussi un paquet de petits nouveaux, dont certains se révèlent être les descendants directs des héros des précédents romans. Les zones géographiques, elles, ne changent pas, l'essentiel de l'intrigue se déroulant au Pays des Angles, dans le Nord ou à Adua, la capitale de l'Union. Comme chaque fois, l'auteur opte pour une multitude de points de vue qui nous permettent de suivre l'évolution de plusieurs intrigues à différentes échelles. [Attention, le paragraphe suivant contient inévitablement quelques SPOILERS qui risquent de gâcher le plaisir des lecteurs n'ayant pas encore terminé la première trilogie.] Au Pays des Angles, les Nordiques qui ont refusé de se soumettre à l'Union se lancent dans une tentative d'invasion de grande ampleur qui pourrait bien venir à bout des troupes royales demeurées sur place, d'autant que les renforts de la capitale tardent à venir. La défense y est assurée par Finree dan Brock, qui a été placée à la tête de l'armée à la mort de son époux, au grand désarroi de son fils, Leo, qui n'attend que de pouvoir se couvrir de gloire au combat et de décider lui-même de la stratégie à adopter. Aux côtés de la « lady-gouverneur », on retrouve quelques têtes connues parmi les Nordiques, à commencer par Renifleur dont la fille possède vraisemblablement le don de voir l'avenir. le problème, c'est que ses visions se manifestent sous la forme de crises très déplaisantes (et très humiliantes lorsqu'elles se déroulent en public) et qu'elle ne parvient pas à les contrôler. du côté de l'Union, nous faisons connaissance avec les deux enfants terribles de deux personnages clés de « La Première Loi », à savoir Glotka et Jezzal, qui ont eu respectivement une fille et un fils. La première est une investisseuse redoutable et intraitable qui fait le pari de la modernité en devenant actionnaire d'entreprises utilisant des techniques innovantes. le second est l'héritier du trône mais tout le monde dans le royaume s'accorde sur le fait que le prince ne s'est pour le moment illustré que dans la boisson et la fornication. A joutez à cela une grogne ouvrière qui monte, le mage le plus puissant du monde qui repointe le bout de son nez, sans oublier des complots fomentés au sein de la noblesse, et vous obtenez une jolie petite poudrière, prête à sauter à la moindre flammèche. Flammèche que
Joe Abercrombie va se faire un malin plaisir d'allumer.
On ne peut pas vraiment dire que l'univers mis en scène par l'auteur s'étoffe particulièrement ici, ce dernier préférant manifestement nous montrer les évolutions subies par les coins que l'on connaît déjà plutôt que de chercher à en exploiter de nouveaux. Et il s'en est passé des choses, en trente ans ! L'Union est désormais engagée en plein dans l'équivalent de notre révolution industrielle : les usines poussent comme des champignons, on assiste à la généralisation de techniques jusqu'ici marginales et à de plus en plus d'expérimentations, à la fois techniques (moteur à vapeur) et architecturales (il est question d'un pont métallique d'une longueur inédite). Cette transformation de la production s'accompagne d'une transformation du mode de vie de la population, avec une ouvriérisation massive des classes populaires et une dégradation de leurs conditions de travail. Chômage, travail des enfants, accidents du travail, extrême pauvreté… : Abercrombie nous dépeint ici une classe ouvrière en souffrance mais qui tend à s'organiser. En effet, une partie de l'intrigue repose sur l'essor d'un mouvement populaire visant à remettre en cause les privilèges de la noblesse et à améliorer le sort du « peuple ». L'irruption de la question sociale dans l'oeuvre de l'auteur n'était pas pour me déplaire, malheureusement le sujet est finalement traité de manière assez marginale et surtout très caricaturale puisque les émeutiers ne semblent avoir aucun projet politique réfléchi et se contentent de cramer, violer ou détruire tout ce qu'ils trouvent. Bref, l'objectif des révolutionnaires ici n'est pas de proposer un projet de société alternatif mais simplement d'inverser l'ordre social, et quand les pauvres se retrouvent en haut, ils se comportent exactement de la même manière que les anciens riches. Une glorification sans nuance des révoltés m'aurait tout autant agacée, mais là il faut reconnaître que l'auteur aurait pu faire un effort pour donner davantage de fond à leurs revendications. Autre thème cher à Abercrombie, et qu'on retrouve cette fois systématiquement dans l'ensemble de ses romans : la guerre. Comme souvent, on alterne ici entre une poignées de scènes épiques à donner des frissons et un grand nombre de passages beaucoup plus crus qui illustrent l'horreur de la guerre. Cela passe par la vision de ce que les combats infligent aux corps des guerriers, mais aussi par l'accentuation de l'absurdité d'une telle entreprise, les personnages se perdant sur le champ de bataille, touchant un allier au lieu de leur cible ou bien étant persuadé d'avoir gagné la bataille alors qu'ils viennent de perdre la guerre. C'est toujours aussi bien raconté, mais l'auteur commence un peu à tourner en rond sur le sujet, si bien que certaines scènes provoquent une curieuse impression de déjà-vu.
Les personnages restent, eux aussi, globalement fidèles à ce à quoi l'auteur avait pu nous habituer : insupportables dans un premier temps car pétris de certitudes et de suffisance qu'Abercrombie ne va pas tarder à faire voler en éclat, nous les rendant dans un deuxième temps bien plus sympathique. Les « vieux » de la première génération font ici figure de grands sages, tentant d'inculquer un peu de leur sagesse acquise à la dure dans la tête de leurs marmots, mais ces derniers se montrent rarement réceptifs. On retrouve ainsi avec plaisir Renifleur du côté des Nordiques, tandis que du côté de l'Union reviennent sur le devant de la scène Bayaz, le premier des mages, mais aussi l'inquisiteur Glotka, Jezzal, ou encore Finree et Ardee. Les petits nouveaux sont toutefois ceux qui bénéficient d'un traitement le plus approfondi, l'auteur se plaisant à installer un jeu de miroirs entre le duo formé par Savine et Orso, l'une pétrie d'arrogance et particulièrement soucieuse des apparences, l'autre rongé par un profond dégoût de lui-même, et celui composé de Rikke et Leo, elle se souciant comme d'une guigne des conventions sociales, lui avide de se s'échapper du giron maternel pour faire ses preuves au combat. A ce joyeux quatuor s'ajoute Vick, une tortionnaire qui apparaît un peu comme une Glotka miniature, le corps ravagé en moins. Tous sont bien étoffés, si bien qu'on s'y attache rapidement, même si, comme toujours chez Abercrombie, la plupart possède une plus ou moins grande part d'ombre. Ils recourent à des méthodes franchement discutables, portent un regard totalement fantasmé ou au contraire trop détaché sur ce qui les entoure, et sont très souvent tournés en ridicule ou bien pris en flagrant délit de cruauté ou de mesquinerie. de parfaits anti-héros comme seul Abercrombie sait les faire. L'intrigue est pour sa part toujours aussi captivante, les rebondissements s'enchaînant à un rythme effréné, et ce sur tous les fronts. le deuxième tiers du roman est cependant un peu plus « mou », d'abord parce qu'il se focalise (maladroitement) sur la question sociale mentionnée plus haut, ensuite parce que les histoires de coucheries de certains personnages prennent une ampleur bien trop importante. Comme sur la guerre, l'auteur porte sur l'amour un regard exempt de toute niaiserie, cela dit les revirements permanents des uns et des autres sur le mode « je t'aime, mon non plus » sont loin d'être ce qu'il y a de plus captivant. Enfin, même si j'adhère toujours à la plume crue de l'auteur et à son sens de l'humour (certains dialogues sont, une fois encore, particulièrement savoureux), je l'ai trouvé bien plus ordurier que d'ordinaire ce qui, parfois, m'a un peu sortie de ma lecture.
On retrouve avec plaisir dans « Un soupçon du haine » l'univers et les personnages qui nous avait marqué dans « La première loi » dont on retrouve un certain nombre de caractéristiques (vision tout sauf romantique de la guerre, mise en scène d'anti-héros qui n'ont rien de modèles de vertu, style cru et dialogue percutant…). Bref, si vous avez aimé les précédents romans de l'auteur, vous devriez y trouver votre compte, même s'il faut reconnaître que ce premier tome possède quelques limites qui, sans aller jusqu'à gâcher le plaisir de lecture, n'en font pas moins tiquer de temps à autre.
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