En fait de consécration, il connut le désastre final de sa dynastie.
Quand nous avons décidé de venir ici, nous pensions démarrer un grand jeu d'échecs. Aujourd'hui j'ai la certitude que nous n'avons fait que sauter les yeux bandés dans une partie en cours depuis longtemps.
- Contrairement aux apparences, mon père, j'aime profondément ma famille, commença Silva. Pas par sentimentalisme, mais pour ce que représente le nom Spadelpietra. Pour l'espoir qu'il a donné au pays, et pour les ambitions qu'il nous impose. Dès que nous sortons du berceau, nous sommes dressés à le porter. On est un vrai Spadelpietra par dévotion au royaume de Slasie, sa couronne et son peuple. On est un vrai Spadelpietra parce qu'on ne recherche aucun savoir ni aucun pouvoir sans imaginer comment le mettre au service des autres. C'est sans doute naïf de ma part, mais je crois en ces valeurs. Je veux qu'une telle famille continue d'exister.
La misère, elle connaissait. Korost faisait les choux gras de la misère depuis cent ans. Korost l’avalait à grandes bouchées et déféquait du verre et du métal. Mais ce qui émergeait depuis ces quelques mois, ce n’était pas de la misère, c’était de la poudre. Un énorme nuage de poudre, prêt à carboniser la ville.
Pourtant, entre les pardons à implorer et les accusations à porter, il avait opté pour le silence.
Non pas un silence gêné, ni par défaut. Juste ce vide de mots qui seul permet parfois de partager la mélancolie.
Déjà les silhouettes se détachaient dans la brume en ombres vaporeuses de plus en plus précises, de plus en plus matérielles, de plus en plus charnelles.
De plus en plus sanglantes.
Une oeuvre devient chef-d'oeuvre quand son corps matériel ne suffit plus à contenir sa force créatrice, qu'elle vient contaminer l'âme de celui qui regarde, et la change pour toujours. Parfois inconsciemment.
Tiqueur décrocha le cylindre dans son dos et lui présenta. Toute espièglerie avait déserté son visage.
- Prenez le.
- Qu'est-ce que c'est ? souffla Katlik. De l'arnoire ?
Une forme supérieure de Forgerie, pensa-t-elle avec une fascination enfantine. Je tiens quelque chose de divin entre mes mains.
Un rire malsain circula parmi les mercenaires.
- Les gars nous avons ici un docteur de la loi ! se moqua la cape noire. Et comment tu penses nous en empêcher, gamin ? En nous chantant quelque chose?
Basil grinca des dents.
- Ca se gate.
- Basil ? fit la patronne.
- Oui ?
- Chante.
La curieuse injonction fit tourner tous les yeux vers Sophia.
- Maman, repondit l'enfant, je crois qu'il plaisantait.
- Basil, écoute un peu ! J'ai dit "Chante".
- La plupart des gens passent devant ce tableau, en imaginant vaguement le propos, et regardent le centre de la peinture - là où la lumière de la chandelle éclaire les visages des trois personnages. Vous, mademoiselle, jouissez d'un esprit plus pénétrant, et choisissez de fouiller la pénombre à la recherche de quelque trésor caché, où d'une chausse-trappe, mais c'est encore une tromperie. Un piège dans le piège. Le deuxième appât que le peintre laisse spécialement pour les poissons qui se croient trop malins.
Sa voix se faisait basse, presque un murmure.
- Moi, c'est l'ombre que je regarde. Cette ténèbre totale et imperméable qui ferme totalement la scène, mais dans laquelle viennent se perdre les éléments du décor, suggérant une continuité. Ce noir semble n'avoir pour fonction que de mettre la lumière en valeur. Mais il n'est pas naturel ! Un tel contraste n'est pas dans la nature.
La jeune fille, prise au jeu, répondit sur le même ton.
- Si le noir avait une autre fonction que le contraste, ce serait pour dissimuler quelque chose...
L'homme hocha la tête, ravi.
- Vous êtes impressionnante. Alors je vais vous laisser finir sur cette pensée : si l'auteur a mis en place tous ces trompe-l'œil, que cherche-t-il à dissimuler dans son tableau ? Qui se cache dans l'obscurité ? Un quatrième larron ? Le père du bourgeois venu surveiller son fils ? Des gardes venus arrêter les deux voleurs ? Peut-être tout cela à la fois ?
Rien ne touche aussi juste qu'une extrême subtilité formulée par une extrême simplicité.
Synchronisme. La cité de Korost avait ceci de merveilleux et de terrifiant, cette année-là, que tous les évènements du monde s'y déroulèrent, pour tout le monde et en même temps. Toutes les ambitions s'y concrétisèrent ou s'y fracassèrent, tous les combats s'y menèrent, toutes les intrigues s'y dénouèrent en une invraisemblable, absolue simultanéité.
Le jeune homme ignorait jusque-là qu'on pouvait bafouiller des yeux, mais rien n'aurait su mieux désigner la totale confusion de sa réaction.