Citations de Michel Déon (526)
Reste la faune nocturne qui, à l’abri de la nuit, survivra aux mini-révolutions. Des ombres désemparées errent de refuge en refuge, des naufragés racontent leur histoire à des oreilles complaisantes, des jeunes femmes aux yeux cernés promènent en titubant de lancinants secrets. L’alcool n’est plus le seul moteur de ces nuits blanches et je crains que la drogue, annoncée dans cette histoire, ait pris le relais. En fait, cette faune a peur du jour qui blesse son regard, des avenues désertes, de la Seine immobile entre ses rives, des monuments endormis. Il est possible que, sans l’avoir voulu, j’aie rendu un vibrant hommage au Paris de la nuit où se perdent, se retrouvent, se dissipent tant d’angoisses dans l’attente des lumières de l’aube.
Préface, décembre 1992
Assunta apparut, un seau de lait de chèvre à la main. La lumière moins crue de cette fin d'après-midi adoucissait son visage. Elle n'avait pas la noblesse totale de Beatrice, mais une autre beauté émanait d'elle, un accord parfait avec sa vie, sa ferme, la tonnelle, les animaux qui l'entouraient. Souveraine de son royaume indisputé. Là-haut, dans la lavande, travaillait l'homme de son choix, un bel homme, mince dans sa chemise blanche, son pantalon noir serré à la taille par une ceinture de drap bleu qui tournait plusieurs fois autour des hanches.
Je restai un long moment avec Sharon, presque tout en silence. Le vent s'arrêta et la pluie ne crépita plus sur les vitres, dans la nuit opaque. Nous fûmes très bien ainsi, laissant tomber, de temps à autre, un mot qui exprimait avec avarice et retenue, une gamme de sentiments, l'écho sourd d'un plaisir confus, peut-être une vague tendresse venue d'on ne sait où car nous n'en avions plus ni l'un ni l'autre. [...]
Je fus long à m'endormir, trop d'images fraîches et de pensées graves m'assaillaient et la beauté de Sharon se tenait là devant moi, comme un spectre dans la nuit de la chambre. Comme j'aurais pu être malheureux autrefois d'une pareille rencontre, comme elle m'aurait torturé, envahi, laissé pantelant ! La certitude qu'il n'en serait rien, que, Sharon envolée, je ne penserai plus à elle, était assez désespérante. Les couleurs de la vie s'effaçaient. J'avançais dans une pénombre grisâtre qui étranglait les voix, séchait les pleurs.
L'heure des vains remords ne sonnait pas. Elle ne sonnerait pas. On ne pleure pas sur soi-même. On ne se justifie pas plus. On a été, on est. C'est tout.
C'est fou ce que les hommes ont le goût du travail inutile, du plaisir imbécile, comme ils aiment s'entourer de signes qui prolongent leur enfance, peut-être la seule période rassurante de leur vie.
Elle est née dans cette maison et on jurerait qu'elle n'a jamais quitté le comté de Clare, mais interrogez-la : elle parle le thaï. Son mari dirigeait une exploitation de bois précieux à Nakon Ratchima. Elle est restée trente ans en Asie. Elle a chassé le tigre à dos d'éléphant, et montée sur un yak, elle est allé jusqu'à Lhassa. Plus de mille petits siamois ont été convertis au catholicisme par ses soins. La moitié ont communié. Quelques uns sont restés chrétiens. Nous parlons parfois devant une tasse de thé. Elle a beaucoup apprécié la vie et ce qui lui reste à vivre, bien que son mari soit mort, est encore une grande joie.
Après Oughterard, nous ne rencontrâmes plus que des âmes encapuchonnées qui, au passage, nous adressaient des signes amicaux, pareilles à des nageurs sous-marins avant le coup de talon les ramenant à la surface. Il semblait que cette pluie ou plutôt cette cataracte lâchée par les vannes ouvertes du ciel, ne s'arrêterait jamais, qu'un paysage de hauts fonds se substituait lentement à la vie du Connemara disparu. Enfin, comme nous approchions de l'Atlantique, dans une pénombre glacée de catastrophe, la pluie s'arrêta aussi soudainement qu'elle avait commencé et les nuages se déchirèrent pour découvrir un pan de ciel bleu dont la clarté raviva de couleurs pastel le dernier moment du jour. Nous longions une grève et la baie entière s'illumina d'une lueur rose qui dansa sur la houle dont, en baissant la vitre pour respirer l'air frais, nous entendîmes le ressac sur les galets d'un blanc cru taché par la rouille du varech.
Dans chacun de ces endroits, je suis né une autre fois.
On ne sait rien d'un ami sans connaître ses lectures.
Sommer planté devant le juke-box écoutait pour la troisième fois la voix de Georgette Plana :
Rue du Ramdame
Y a des messieurs
Qui jouent aux dames.
Depuis quelques temps déjà, je le regardais vieillir sans tendresse. Sa calvitie n'était pas belle et, avec l'âge, son avidité grandissait. Je ne lisais plus rien de lui. Le ton moralisateur, qu'il avait adopté pour cacher l'épuisement de sa veine romanesque, m'agaçait au plus haut point. Je savais combien ma mère avait souffert sous son règne. Je savais que ce défenseur de la vertu et de l'ordre républicain, entretenait une petite garce de vingt ans, et profitait avec gloutonnerie de tous les fromages qu'un régime d'une grande bassesse distribue à ceux qui le servent.
Le monde appartient peut-être aux gens qui se lèvent tôt. C'est un bien que je ne leur envie pas. En revanche, la certitude, c'est que Paris appartient à ceux qui se couchent tard, très tard.
La peinture montre à voir, les romans et la poésie déchiffrent des messages.
...crépuscules du matin et du soir à la passée, ciels de plomb dans l'après-midi avec de brusques éclaircies qui dorent les futaies, marais détrempé où nous enfoncions jusqu'aux cuisses. Le fond du lac apparaissait comme une éternité muette bordée de pins, hérissée de roseaux jaunissants où se cachaient les sarcelles, les pluviers dorés et parfois un couple de cygnes blancs.
On n'est jamais si bien que dans le ventre de sa mère et c'est folie d'en sortir pour courir des aventures, mais les hommes sont fous, nous le savons. J'ai beaucoup espéré être le fils d'un évêque.
En parlant d'une marche en montagne:
"Et on ne pense à rien qu'à ce rytme qui devient musique intérieure, lente approche d'une satisfaction si intense qu'elle restera toujours du domaine de l'indiscible."
Une source inouïe se cache derrière l’ennui.
Tout roman fait appel à des conventions, la première étant qu'il aura un lecteur intelligent et, lui aussi, doué d'imagination pour combler les silences, les non-dit.
Il ne voulait rien brusquer. Si une vérité tenait à surgir, elle attendrait qu'il fût prêt.
L’arbre c’est la vie. Sans lui, la terre est désenchantée.