Interview de Mathilde Brasilier par Christophe Médici le 22 septembre 2015 dans l'émission "Le goût des autres".
Depuis ma petite enfance, j'aime écrire, c'est ma passion et je suis faite pour cela. Je n'en resterai donc pas là ! Prochainement, je vais commencer à rédiger un roman qui ne sera pas triste. C'est mon projet de l'été.
Je participerai aussi certainement à une adaptation cinématographique de « Il y avait le jour, il y avait la nuit, il y avait l'inceste ».
Le livre commence par la mort de mon père, le 21 Mars 2005. Une date marquée au fer rouge dans ma vie : « La bête meurt… La bête est morte » ; avec une autre, celle du suicide de mon frère Fabien, le 6 mars 1985.
Quand mon fils a eu deux ans, je me suis rendue compte d'une anormalité dans son comportement et suis allée consulter Catherine Dolto. Elle a demandé à me suivre en thérapie, ayant détecté sur moi des signes particuliers (regards, gestes, etc.). Cette thérapie par le toucher ouvre des portes et atteint des lieux intérieurs reculés. Catherine Dolto possède un véritable talent. En effet, je n'étais pas une patiente docile et toute ma résistance se focalisait sur ma famille et son environnement. Elle a su trouver mes « ressorts » et tous mes souvenirs se sont réveillés. Malgré la douleur, connaître l'horreur vécue fut pour moi une libération. Je n'avais plus le sentiment d'être poursuivie par un fantôme que je ne pouvais nommer.
L’histoire est peut-être facile à penser mais elle est difficile à voir pour ceux qui la subissent dans leur chair, qui la vivent dans l’anonymat de la chute exemplaire. Quand on voit la souffrance de l’autre, on voudrait mourir à sa place, mais c’est trop tard, c’est viscéralement trop tard, au sens étymologique latin « visceralis », « de chair ».
L’essentiel est inavouable. L’essentiel est aberration.
L’interdit est mon opéra.
Certains jours, j’ai besoin d’écrire des choses qui m’échappent en partie, qui précisément sont la preuve que ce qui est en moi est plus fort que moi. Je voudrais un « si » qui n’existe pas, parce qu’un « si » représente toujours une chose qui ne s’est pas produite… Et puisqu’elle ne s’est pas produite, c’est qu’elle aurait pu ne pas être. Je pensais que chaque jour me rapprochait un peu d’un autre, comme un changement de protocole.
On dit que ceux qui disparaissent meurent deux fois dans la violence. Lorsque leur souffle cesse, une agonie invisible se poursuit et la société les assassine encore. À celui ou à celle qui pleure, on va, répétant qu’un devoir moral s’impose, conservant la mémoire de celui qui a été perdu. Cela s’appelle « faire le deuil ».
Écrire, c’est ne pas pouvoir éviter de le faire, c’est ne pas pouvoir y échapper. Les écrits les plus achevés ne sont que des aspects très éloignés de ce qui a été entrevu. La totalité inaccessible qui échappe à tout entendement ne cède en rien à la folie et à ce qui la détruit…
Mon père était atteint d'une perversion sexuelle profonde. Lorsque nous avons fui, mon frère et moi, il a déclaré une crise de paranoïa aigüe doublée d'un délire de persécution. La cause en était l'échec qu'il avait subi en laissant échapper les deux proies que nous étions. Ma mère a immédiatement demandé son internement.
L'environnement dans lequel nous évoluions a joué un grand rôle. En effet, le sujet de l'inceste était impossible à aborder dans les années 60/70, a fortiori dans notre milieu social privilégié où prédominaient les apparences. De plus, dans les milieux artistiques, la pédophilie était probablement plus développée qu'ailleurs, existant une confusion entre le « beau » et le corps d'un enfant dont la forme est idéale.
Mon frère m'a donné la force de survivre pendant ces cinq années. Mes douleurs, je les surmontais pour lui ; ce qui nous était le plus difficile était de voir l'autre souffrir. Si je suis devenue amnésique à dix ans, dès notre fuite, il n'en a rien été pour lui. Pour me protéger, il n'a rien évoqué. Paradoxalement, enfants, nous aimions notre père et faisions tout pour ne pas nous faire remarquer : bon travail, bonne tenue. Plus tard, sur la volonté de mon père, je suivis des cours d'architecture. Mon frère a fermement tenu tête et est devenu ingénieur. Ses relations avec mon père étaient faites d'ignorance, de distance et de cynisme, car il lui en voulait profondément et le lui a dit.
La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. Il y a une chronique du corps qui reste à faire et dont on imagine mal l’importance. J’avais besoin de l’appartenance que certains êtres m’avaient donnée pour que je redevienne moi-même. Et quand bien même je serrerais contre moi tous les êtres du monde, je ne serais défendue contre rien.