Même si le cœur de Caleb Donaghy a refusé de repartir, même si vingt-trois minutes de réanimation n’ont rien changé, c’est moi qui l’ai tué. J’aurais pu continuer. Il était branché à la pompe : j’aurais pu continuer pendant des heures. J’aurais pu lui injecter davantage d’adrénaline, droit dans le cœur. J’aurais pu essayer beaucoup d’autres choses pour tenter de le sauver. Mais j’ai délibérément choisi d’arrêter.
Durant sept longues minutes, il m’avait fait savoir par le menu qu’il ne se laisserait pas disséquer comme ça. Il savait bien ce que les médecins faisaient aux gens comme lui, ceux qui n’avaient plus de proches capables de poursuivre l’hôpital en justice, et pas assez d’argent pour qu’on les respecte ! On pillait leurs organes, on les transplantait au plus offrant ! Comment expliquer autrement que plusieurs ailes de l’hôpital portent le nom de riches familles de Chicago ?
Je lui avais assuré qu’il se trompait, mais il ne voulait rien entendre. Puis je lui avais dit qu’il lui suffisait de refuser : il nous serait interdit de prélever ses organes même si l’opération ne se passait pas comme prévu – euphémisme de chirurgie pour parler d’un décès sur la table d’opération. Voilà qui l’avait aussitôt fait taire.
Mais tout cela, c’était hier.
J’ai replongé mes mains dans la cage thoracique du patient, bien consciente que la façon dont je compressais son cœur n’avait aucune chance de le faire repartir. Je me suis forcée à expirer, longuement. Puis j’ai annoncé :
— C’est fini.
Le docteur Bolger a bondi sur ses pieds.
— Quoi ? Vous êtes folle ? Mais continuez, enfin !
Je m’y attendais.
— Je pourrais continuer longtemps, Robert. Nous avons tout essayé. Pas le moindre frémissement.
Ses yeux gris acier se sont emplis de venin.
— Vous abandonnez déjà ? Et pourquoi, mademoiselle ? Vous avez peur de vous casser un ongle ?
Je n’ai pas relevé. À quoi bon nous disputer au-dessus de la poitrine ouverte de Caleb Donaghy ? Il m’a suffi de soutenir son regard furieux un moment.
— C’est mon patient, c’est ma décision. Heure du décès, 13 h 47.
Puis on m’attribue un anesthésiste. Aujourd’hui, j’ai joué de malchance avec l’agaçant docteur Bolger. Il a vraiment quelque chose de rebutant – peut-être bien sa misogynie affichée. La rumeur veut qu’il ait déjà reçu deux avertissements de la part de l’hôpital pour ses diatribes sexistes : il est fermement convaincu que les femmes n’ont pas leur place dans un environnement médical, en tout cas pas au-dessus du rang d’infirmière. Il a beau exsuder le mépris, il s’efforce de mieux le cacher ces jours-ci. Tout de même, il reste extrêmement arrogant. Non sans raison, car il est excellent, mais ses prouesses en anesthésiologie ne font qu’alimenter son orgueil et encourager l’administration hospitalière à fermer les yeux face à son comportement.
Ma journée avait pourtant bien commencé, sans aucun signe avant-coureur : un matin de printemps capricieux, venteux, qui transformait mon jogging quotidien en un exercice de volonté plutôt que d’endurance. Chicago est une ville qu’il faut savoir aimer, avec ces bourrasques glacées qui transpercent jusqu’à l’os.
Ces dernières semaines, j’avais pris l’habitude de parcourir une boucle de cinq kilomètres dans Lincoln Park, en scrutant ormes et aulnes dans l’espoir sans cesse plus vif d’y déceler un premier bourgeon, même timide. J’étais fin prête à accueillir le printemps, sa douceur et ses jardins fleuris. Rien d’autre ne m’occupait l’esprit. À 6 h 30 du matin, ce jeudi semblait encore parfaitement ordinaire. Si j’avais su…
L’idée de faire face à Parsons au tribunal – un Parsons frustré, avide de victoire et motivé par l’argent – l’effraya un moment. Puis un sourire lui vint aux lèvres. Ce n’était qu’un suffisant, un avocat qui n’était entré à Harvard que par pur népotisme, un parvenu qui s’endormait sur ses lauriers.
— En mai, je serai nommée à la tête du pénal, annonça-t-elle, tremblante d’excitation.
Elle avait encore du mal à y croire ; cela semblait impossible.
Qu'ai-je fait ?
Sitôt après m'avoir traversé l'esprit, cette question m'incendie tout le corps, sapant mon énergie. Tremblante, je me laisse glisser sur le sol, le long des carreaux glacés du mur. L'espace d'une seconde, je fixe mes mains comme si je ne les avais jamais vues ainsi gantées de caoutchouc ensanglanté. C'est à peine si je les reconnais, à croire qu'on m'a greffé celles d'une inconnue par erreur.
Sous le souffle de la climatisation se fait entendre la plainte de l'électrocardiogramme, faible mais persistante. Si seulement j'avais la force de demander qu'on coupe le son. La salle d'opération s'est figée, tendue, toutes les têtes tournées vers moi, les yeux écarquillés au-dessus des masques.
Seul le docteur Robert Bolger me foudroie du regard, tentant d'accrocher le mien au hasard de mes coups d'œil erratiques. Sous ses épaisses lunettes et sa visière en plastique, ses iris bleu acier sont d'un froid mortel. Toujours assis près de l'appareil d'anesthésie, il garde le silence. Lui et moi nous sommes déjà tout dit. Peut-être avons-nous même été trop loin.
He's fidgeting, probably anticipated a handshake. I don't disappoint him, although very few doctors still do handshakes these days. A fine tradition, only it stopped being smart a few virus mutations ago.
"Issuing a subpoena for a witness to testify in a murder case is perfectly legal."
"I said justice, Paula, not law. That's a difference you used to care about back in the day. (...)"