AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jean-Noël Pancrazi (56)


... il était un combattant de l’autre bord, au cœur inaccessible ; juste peut-être — au moment où son regard se voilait un peu — cette forme de tristesse qu’avaient parfois les vainqueurs quand ils se demandaient si ça valait la peine d’être allé aussi loin dans la guerre, en sacrifiant même des enfants ; ...
Commenter  J’apprécie          440
Il y avait une telle peine dans le cimetière, le surlendemain, alors qu'on descendait en terre les cercueils où reposaient mes camarades dans les chaussons blancs et les tuniques bleues qu'ils auraient dû porter, quelques jours plus tard, pour la fête sportive du lycée. Avant qu'on ne les refermât, j'avais contemplé leurs visages aussi calmes que l'après-midi où, exténués par les répétitions des figures d'athlétisme, ils s'étaient endormis près de leurs cerceaux, sur les tapis en linoléum du gymnase encerclé par la tempête de sirocco. Ils paraissaient soudain si sages, les élèves de la 6eS, dont on disait qu'ils étaient les plus turbulents du lycée (...)
Commenter  J’apprécie          300
La ville s'éloignait. Je me retournais pour voir la montagne; on ne la distinguait pas vraiment : la vitre arrière était pleine de poussière et de larmes; la montagne était là, pourtant, pendant des kilomètres, même quand on roulait dans une autre plaine, qu'on passait dans une autre région; je la verrais de la mer, du pont du bateau à travers les feux, le halo des derniers incendies des champs, des entrepôts et des maisons qu'on avait préféré détruire en partant, dans l'emportement, la politique de la terre brûlée.
Commenter  J’apprécie          240
Tirant sur la poche de sa veste pour la défroisser et se préparer à les accueillir, il répétait avec une telle conviction qu'ils allaient venir, que je m'attendais à les voir monter le grand escalier de la Maison Eugénie. Les morts, alors, devenaient plus vivants que les vivants; et il me semblait, à mon tour, que ressuscitaient tous ceux que j'avais aimés, qu'ils emplissaient, peu à peu, le couloir du long séjour et venaient m'entourer avec le calme sombre d'une foule s'apprêtant à embarquer un après-midi d'hiver, certains s'appelant de loin en loin pour ne pas se perdre ou se promettre de se garder une place pour faire ensemble la traversée.
Commenter  J’apprécie          230
Plus personne ne traversait la cour. Mais un après-midi, le battant du porche, avec sa "serrure spéciale" cassée qui menaçait de se décrocher à chaque saccade de vent, grinça. C'était Mohammed Khair-Eddine qui s'avançait, à la fois gêné et rayonnant d'orgueil comblé. Malgré la fournaise de juin, il portait à même la peau le pull-over à losanges jaunes et noirs que je lui avais donné le soir où il était venu travailler à la Maison. Il ne me dit rien d'abord, se contenta de sortir de sa poche et de me tendre, pour que je la garde, une photographie : nous étions côte à côte, devant le portail de l'école, un matin où il commençait à neiger sur les Aurès. "Avec qui je vais me battre maintenant?..." me dit-il avec une lassitude qu'il n'arrivait pas à rendre ironique, comme s'il avait escompté que notre antagonisme amical durerait toute la vie.
Commenter  J’apprécie          230
Elle ne serait plus, la maison, pensais-je en partant, qu'un lieu de passage où l'on viendrait, seul, chercher ou vérifier un souvenir avant qu'elle ne disparût sous les herbes, les lauriers sauvages, aussi hauts que des arbres, les troupeaux perdus, les neiges, la rouille, les orages de septembre, les boules de pins incendiées et projetées par le vent: les pierres aussi demandaient de temps en temps à être regardées et aimées. (p.52)
Commenter  J’apprécie          220
Notre amitié, presque silencieuse, déplaisait car nous donnions l'image d'une solidarité qui n'était pas de mise. Aussi le sous-directeur convoqua ma mère pour s'indigner que je préfère la compagnie des musulmans à celle des Européens. Elle s'était aussitôt écriée qu'il était indigne pour un éducateur d'avoir de tels préjugés. sa tolérance s'approfondissait à mesure qu'on la ruinait autour d'elle.
Commenter  J’apprécie          220
"Vous avez toujours été la plus fidèle, la plus courageuse", lui disait-il doucement, quand elle arrivait tout près de lui. Il cherchait, par réflexe, sur son poignet, pour le rattacher, le fermoir du bracelet, mais elle ne le portait plus, sa main était devenue trop petite, trop maigre; il aurait flotté, glissé de lui-même. "Je serai là, toujours... où que vous soyez...", lui disait-il, en lui prenant les épaules, "je continuerai à vous suivre... - A me lire aussi?" lui demandait-elle, avec sa candeur inquiète de toujours. "Oui, lui disait-il, heureux que rien n'ait changé pour elle, de rester son premier lecteur... Je vous le promets."
Commenter  J’apprécie          210
J'avais toujours hâte que le dîner se terminât car ce serait neuf heures et demie, le moment où elle se postait, comme moi, derrière une fenêtre pour regarder apparaître, au-dessus des collines d'oliviers, le D.C.3 de la compagnie Air Algérie dont les ailes miroitaient sous les sillons d'huile et les plaques de sable qui s'étaient incrustées sur la tôle au cours de l'escale de Biskra. En descendant, il rasait de si près les maisons que les roues paraissaient devoir arracher une part de toit ou de balustrade. Les hublots étaient si éclairés et proches qu'on pouvait distinguer les visages des passagers luxueux qui revenaient de Métropole (...)
Commenter  J’apprécie          202

Il y avait quelques lumières sur la mer – ou la terre encore- , et ce dernier scintillement, pareil à celui d’une petit palme à moins que ce ne soit qu’un reflet dans le hublot, qui semblait m’appeler, me dire adieu, témoignait, avant de disparaître dans la nuit, que j’étais revenu avec la seule intention de leur dire mon amour.
Commenter  J’apprécie          190
Je n’avais pas vu arriver le garçon arabe qui rôdait, avec ses sandales cassées, ses genoux pleins de terre et, dans ses yeux, trop de bonté pour céder, se rappeler l’hostilité qu’on lui commandait tout autour (…) en tenant dans ses bras le petit fennec tout chaud, à peine mouillé, qui venait de la montagne, comme s’il avait échappé à tout – aux roues des camions, aux pas des soldats, aux colères de la foule, aux pierres lancées pour rien. On le tenait ensemble quand je descendais de la bicyclette. On aurait dit que c’était la Paix qui l’envoyait vers nous, comme s’il était seul dans le pays à être doux, à ne pas opposer de résistance, à se laisser caresser, emmener sans avoir peur, ne pas se soucier à qui il appartenait. Le garçon était prêt à me le donner ; mais non, c’était lui qui devait l’emporter, il lui tiendrait compagnie, il le garderait tout contre lui si jamais on l’emmenait une nuit dans le camp de Lambèse, dont on devinait déjà les miradors, avec ces autres enfants, les petits yaouleds , loin de leurs pères parqués ailleurs, qui ne savaient pas, parfois, qu’ils avaient été embarqués avec eux dans la rafle du soir, qu’ils avaient été obligés, à un moment, de lâcher leur main, tant c’était rapide, désordonné ; (…)
Commenter  J’apprécie          180
C'était une après-midi calme de juin - on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait plus que d'"incidents" ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville; mes camarades étaient montés devant moi dans la camionnette de la minoterie; le frère du chauffeur habituel, profitant du désert de la cour de l'usine à deux heures, du repos des ouvriers, de l'absence des contremaîtres, leur proposait de faire un tour, là-bas, dans la montagne qui nous était pourtant interdite, là où il y avait, croyaient-ils, des ravins pleins de scarabées et de trésors enfouis de guerriers; ils étaient si heureux en s'asseyant ensemble sur la plate-forme, n'osaient pas trop rire de peur qu'on ne s'aperçoive de leur départ secret, se moquaient presque de moi, qui avais préféré rester - ils se disaient que j'étais un rêveur plutôt qu'un casse-cou - pour attendre l'employé de la minoterie qui viendrait peut-être me rejoindre, comme d'autres après-midi, au fond de l'entrepôt des grains.
Commenter  J’apprécie          170
Si je restais enfin quelques jours auprès de lui, je pourrais peut-être l'aider à mieux s'orienter dans le couloir du long séjour, à se nourrir, à retrouver le goût du pain. Je me levais, traversais le désert d'Ajaccio, à cinq heures du matin, allais m'asseoir dans le square, devant la Maison Eugénie encore fermée. Je regardais s'éteindre, l'un après l'autre, les lampadaires du front de mer puis l'arc des lumières du casino du Diamant; un cargo venant de Sardaigne apparaissait dans le silence gris et rose des flots; et, là-bas, de l'autre côté de la baie, dans le vert épais des montagnes, se mettaient à scintiller les fins de glaciers, les clochers, les pierres des belvédères, les croix et les torrents de cette île que je commençais peut-être à aimer vraiment, à côté de laquelle j'étais trop longtemps passé, (...)
Commenter  J’apprécie          170
"[...] je laissais passer toutes les occasions d'y retourner, comme si j'avais peur, en me confrontant aux lieux du passé, de perdre ce qui me restait d'imaginaire, ce qui me permettait de tout réinventer."
Commenter  J’apprécie          140
Il y avait de plus en plus de haine -- cette haine qui circulait partout, n'avait même plus besoin de slogan, de prétexte, d'étincelle pour s'exercer.
Commenter  J’apprécie          120
Je passais devant l'église, mais cela me faisait si mal encore - je ne voulais pas me souvenir du jour de la cérémonie, que j'avais enseveli en moi, juste le banc devant moi, la brume de larmes, de peine et de révolte que rien ne pouvait atténuer, transformer en pardon; je n'aimais plus Dieu, je n'allais plus au catéchisme, j'avais mis de côté pour toujours le missel; qu'est-ce-que ça voulait dire, la résurrection, les miracles? Ce Fils qui soit-disant était venu sauver le monde et avait oublié l'Algérie, n'avait pas secouru mes petits camarades qui avaient à peine eu le temps de commettre et de confesser quelques péchés véniels.
Commenter  J’apprécie          110
...même si les rendez-vous n'avaient pas toujours lieu: car c'était l'échange qui comptait avant tout pour lui, la justesse même rêvée de la balance dans l'amitié qui lui apportait les seuls instants de paix. (p.23)
Commenter  J’apprécie          100
Peut-être n'étais-je pour lui, quand j'allais à la Maison Eugénie et m'approchais de son lit, que le sosie involontaire de ce fils dont il m'avait dit, un jour, en me regardant, qu'il devait lui rendre bientôt visite, ou simplement l'ombre d'un infirmier, du masseur qui, pendant quelques minutes, chaque matin, venait, sans qu'il s'en aperçût, lui prendre sa main qui, raidie sur le côté, tremblait tellement parfois qu'on aurait dit, lorsqu'elle heurtait le mur, le choc entre-eux de plusieurs osselets secoués dans un même sac de peau.
Commenter  J’apprécie          100
Je ne dormais plus. Je restais, la nuit, devant la fenêtre. C'était le couvre-feu, le noir absolu dès neuf heures. Et puis, peu à peu, montait la rumeur des rafles qui reprenaient, se multipliaient comme si on savait qu'on n'avait pas trouvé le vrai coupable, qu'il y avait des dizaines de complices de l'assassinat de mes petits camarades qui se cachaient toujours en ville ou dans la montagne.
Commenter  J’apprécie          90
Vous prenez vos insuffisances pour des vertus...
Commenter  J’apprécie          80



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jean-Noël Pancrazi (260)Voir plus


{* *}