J’ai une maison en haut d'une colline et devant moi, la mer. Et toujours, le vent. Les murs autour de ma cheminée sont couverts de livres où je plonge pour de longues apnées dans des temps lointains. Tôt levé, qu’il pleuve ou sous le soleil, j’arpente les sentiers moussant d’insectes et de parfums avant de revenir m'enfermer, loin de là vie des gens, dans l'innocuité d'univers poli par les années.
- Et mon père ?
- Va le voir. Il est rentré le crâne en sang et un œil abîmé. C'est grâce au commissaire de police qu'on l'a relâché. Ils étaient ensemble au maquis mais il la tout de même laissé toute la matinée au poste.
Il y a ensuite un long silence. Puis les yeux dans les yeux de son fils, comme si elle s'adressait à une foule, elle se met a crier :
- Soulevez-vous. Lorsque vous vous soulèverez, ils détaleront comme des rats. Nous avons déjà chassé les Français et vous tremblez devant ces misérables !
Puis, se rendant compte de ma présence :
- Pardon, Marc.
Pour moi, l'essentiel est pourtant de comprendre, de partager, de rapprocher.
J'aperçus à l'horizon la masse grumeleuse de la Casbah d'Alger qui plongeait à pic dans la mer. Lorsque le bateau se rapprocha, les concrétions qui animaient la surface blanche sont devenues des maisons, des mosquées. Cette vibration sur les hauteurs, c'était le linge qui séchait aux terrasses enchevêtrées. Dans l'air déjà chaud, la masse, compacte un instant plus tôt, se mettait à bouger comme les battements d'ailes d'un essaim prêt à l'envol. J'entendis d'abord le chant des muezzins, le klaxon des voitures, la rumeur encore informe de la vie qui s'éveillait. Puis les premiers effluves de sel et de mazout.
J'ai une conviction qui est aussi un espoir, une foi, mais une foi raisonnable. ce que j'ai vu sur la place Tahir, ce que j'ai vu ensuite dans les cafés de Caire, dans les villages de Haute-Egypte et dans les rues d'Alexandrie, ce que j'ai vécu sur la place du Changement de Sanaa, en décembre 2011, quand Gilles Kepel et moi haranguions une foule d'hommes et de femmes de toute provenance....ce que j'entends, ce que je lis sur les réseaux sociaux, tout cela me donne la conviction que le monde arabe est entré en mouvement et que ce mouvement, quelles que soient les souffrances endurées, ne s’arrêtera pas, qu'il ne mènera pas vers la nuit salafiste dont n nous menace, mais que ceux qui s’imaginent que leurs Saintes Alliances vont leur assurer un long et calme répit se trompent également. ce sont eux, maintenant, qui "labourent la mer.
Ainsi malgré toute ma bonne volonté, mon enthousiasme naïf, je n'ai pas, moi non plus, réussi à percer le mur qui nous sépare : Noureddine, comme l'Algérie, dans les repris cachés de l'âme de son peuple, dans ses plaines et ses déserts, dans le creux de ses montagnes, demeure irréductible.