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La poésie n’a point de plus fidèle desservant que M. Ion Pillat (lire Pilate). Né en 1891, celui-ci a fait ses études à Paris, où il passa de longues années avant la guerre. Personnalité marquante du parti libéral et ancien vice-président de la Chambre, l’art des vers demeure la grande passion de sa vie. Il s’emploie d’enthousiasme à faire valoir le talent des autres, encourageant les jeunes, multipliant les éditions et les anthologies. Grand prospecteur du lyrisme étranger, il en favorise la diffusion dans son pays et l’on trouve beaucoup de savoir et plus encore de goût dans ses Portraits lyriques (1936), où Baudelaire voisine avec Valéry et Claudel, Francis Jammes avec Tristan Derème et L.-P. Fargue ; sans compter les Anglo-Saxons (Whitman, Yeats) et les Allemands (Goethe, Rilke). Non content d’étudier et de goûter, il traduit : du Jammes (1926), du Moréas (1928), l’Anabase de Saint-John Perse (1932), du Baudelaire (1938) ; enfin, épars dans ses recueils, des échantillons de nombreux poètes dans les principales langues.
Le romancier le plus qualifié des zones suburbaines, c’est G. M. Zamfirescu, dramaturge à succès l’auteur d’un vaste roman, dont il n’a donné jusqu’à ce jour que les deux premières parties : « La zone et ses amours » (1933) et « La divine grande imprudence » (1936). Parmi les déchets qui s’amoncellent aux abords de la grande ville, en l’espèce Bucarest, dans un paysage de poussière et de boue encadré de hauts fourneaux et de cheminées d’usine, toute une humanité traîne sa misère et ses tares, ouvriers et hommes de peine, prostituées et apaches. L’érotisme et l’ivrognerie infestent cette promiscuité. D’épiques scandales éclatent dont la zone se repaît avec délices. Tout cela est peint en couleurs fortes et tourne parfois au sensationnel. L’auteur tente de hausser cette misère jusqu’à l’humain et d’en extraire un sens pessimiste valable pour la vie en général (...).
Par ses affinités manifestes avec l’expressionnisme d’un Werfel, d’un Däubler, d’un Trakle, d’un Rilke, la vision de [Lucian] Blaga semble dépaysée en Roumanie. Mais elle s’éclaire bien différemment quand on pense à la miraculeuse ingénuité du paysan roumain dans sa communion avec les phénomènes et l’au-delà.
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Avec ses [Ionel Teodoreanu] trois gros volumes (près de quinze cents pages !), Médéléni (1926-1927) demeure son œuvre la plus caractéristique. Une charmante famille moldave gravite autour de Médéléni, lieu idéal de ses vacances champêtres. C’est là que les enfants s’ébattent délicieusement et qu’ils connaîtront leurs premières souffrances d’hommes. Les images successives de leur être s’y fixent au fur et à mesure et ils y retrouvent leur personnalité d’antan, telle qu’elle s’est accrochée à un jouet, à un livre, à un paysage. Le temps s’écoule, déposant l’alluvion des souvenirs qui aggraveront la nostalgie. Sa fuite devient ainsi palpable et les personnages en peuvent mesurer les effets à même leur propre vie qui, des mythes de l’enfance, a fait surgir l’adolescent et dans l’adolescent percer l’homme. La splendeur, puis la décadence du domaine familial, accompagnent ces évolutions ; des affinités et des contrastes se dessinent au sein de la famille, suivant les lois obscures de l’hérédité. Mais ce double problème, social et psychologique, n’est qu’effleuré. Médéléni reste l’épopée tour à tour joyeuse, mélancolique et triste d’une famille gravissant les années qui la conduisent de l’enfance à la maturité. Œuvre de jeunesse, ce roman en a la sincérité et la fraîcheur : l’auteur y a réuni ses expériences les plus directes et les plus chères.
G. TOPIRCEANO [George Toparceanu] (1890-1937), qui fit sa carrière à la « Vie Roumaine », reste un des meilleurs humoristes de la littérature roumaine, et l’un des plus aimés. Ses Parodies originales (1916), ses Ballades gaies et tristes (1920), ses Amandes amères, traduisent comiquement un fonds réaliste et sentimental d’une vérité parfaite, au moyen d’un vers incomparablement naturel et souple.
De formation française, docteur de Sorbonne avec une thèse sur J.-J. Weiss (1909), M. Eugène Lovinesco ne redoute point la polémique et souvent la provoque. Ses dix volumes de Critiques, son Histoire de la littérature roumaine contemporaine (1926), émanent d’un esprit ondoyant, primesautier et curieux de la littérature en devenir. A côté de pages spirituelles, de fins portraits et d’explications ingénieuses, s’y étalent des partis pris flagrants, des engouements bientôt démentis, de trop sommaires exécutions. La revue qu’il fonda en 1919, « Sburatorul » (l’Elphe), se doublait d’un cénacle où se manifestèrent plusieurs bons écrivains d’aujourd’hui. M. Lovinesco fit ainsi pour un temps figure de chef d’école et demeure de nos jours le représentant, honni par les uns, encensé par les autres, d’un idéal littéraire bien caractérisé.
Il y a en [Ion] Pillat un paysagiste au trait délicat, au dessin sobre. Ses couleurs, bien distribuées, ne font jamais tache. Claires et riantes, elles rehaussent le dessin et ne le noient jamais : les « natures » de Pillat tiennent de l’aquarelle et du pastel. Dans ce cadre, le poète situe toute une humanité villageoise, pittoresque et franche. D’autres fois, il y coule ses souvenirs d’art, le mirage d’une antiquité sculpturale et sereine. D’autres fois enfin, un fonds de sentiments personnels perce à travers le paysage et l’illumine : le souvenir et le regret de l’enfance perdue ; le sentiment du temps fugitif et de la vanité des choses, avec son corollaire nostalgique du passé vivant, tel qu’il se survit dans les vestiges et les ruines et dans les vieux portraits de famille au costume suranné.
Fidèles depuis le Moyen âge à l’Eglise orientale, les Roumains peuvent encore puiser dans ses dogmes une technique propice à la perfection spirituelle. L’orthodoxie, en effet, professe un réalisme chrétien où l’esprit et la matière, l’individu et l’Etat, le divin et le temporel, s’accordent dans un équilibre heureux entre tous. De plus, grâce à elle, une jonction s’est opérée de bonne heure entre tradition byzantine et tradition roumaine, celle-ci ayant reçu de la première une foule d’éléments qui révèlent leur fécondité dans nombre de ballades, de légendes et de contes populaires et jusque dans les costumes paysans.
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En effet, tout poème de [Lucian] Blaga se situe sur les confins du transcendant et du sensible. On voit le poète, comme dans le Partage des eaux, contempler du haut d’une cime les deux versants qui s’enfoncent, l’un dans le monde empirique des couleurs et des volumes, l’autre dans l’abîme béant des causes ineffables. Cette conscience d’appartenir à deux mondes, ce sentiment de tenir en équilibre instable sur la limite théorique du visible et de l’intelligible, prêtent aux métaphores de Blaga, chargées de fondre ces deux mondes dans l’unité du mythe, un sens intense et troublant. Nous sommes tout près des miracles, au climat où ils naissent et où ils vivent leur vie divine sous forme de « mystères ». Le même mystère en somme que celui qui forme l’objet de la métaphysique du poète : non plus le mystère informe et ténébreux que le lyrisme a de tout temps évoqué : mais le mystère doué d’une personnalité active dont les phénomènes, par leurs apparences déconcertantes, dissimulent le vrai sens. Ce sens, Blaga excelle à le chercher par delà les signes et il cultive le mystère savamment, comme on cultive ces fleurs d’un autre climat, qu’un souffle suffit à flétrir.
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Transylvain, [Lucian Blaga] est en possession d’une témérité à la fois spontanée et réfléchie et d’une méthodique persévérance dans l’accomplissement de son dessein. Son œuvre témoigne d’une économie supérieure et d’un constant progrès vers l’unité. D’où l’intérêt des recueils d’études et de maximes qui, de 1919 à 1930, conduisent sa pensée vers la cristallisation systématique. Qu'il s’attaque à Nietzsche, à Chamberlain ou à Spengler ; qu’il interprète la philosophie hindoue ou le « syllogisme slave » ; qu’il esquisse de larges parallélismes entre les différentes manifestations d’une époque ; qu’il étudie les mutations fonctionnelles de l’idée, ou la pensée mythique de Goethe, ou le rôle du facteur « démonique » dans la structure du génie ; qu’il aborde enfin l’expressionnisme de Van Gogh ou la définition de l’art par le style : toujours il excelle à dénuder son sujet et à lui faire traduire l’une quelconque des grandes directions de l’esprit. A passer tant de matériaux au crible de sa critique, sa pensée, tout en s’assimilant les nourritures qui lui sont nécessaires, assouplit sa dialectique, assure sa démarche et se prépare à de plus vastes entreprises.