L'autre côté des docks fait partie de ces romans, comme Eureka street de Mac Liam Wilson ou
Rue de la Sardine de
John Steinbeck, qui mettent en scène de façon éblouissante un quartier et ses habitants. Il s'agit ici de Red Hook, un quartier autrefois glorieux de Brooklyn, au temps où il était un des plus grands ports des USA. La pègre y prospérait alors autant que l'activité portuaire. Puis le quartier connut un déclin marqué et la construction d'une autoroute à destination de Manhattan dans les années 1940, puis d'un tunnel dans les années 1950, coupèrent le quartier du reste de la ville. Aujourd'hui encore, nulle ligne de métro n'y mène et seule une navette maritime et une ligne de bus permettent de s'y rendre des autres quartiers de New York. À la suite de cet isolement, Red Hook devint la capitale du crack dans les années 1980, jusqu'aux années 1990, où une féroce répression et diverses initiatives municipales lui valurent une gentrification progressive.
Le roman se situe à la charnière géographique et temporelle entre les deux univers : les guerres du crack sont encore un vif souvenir, mais sont au passé. Ce passé pourtant demeure dans la genèse des personnages. Les cités, principalement peuplées de noirs, pauvres et encore mitées par le marché de la came et les petits gangs, sont séparées des quartiers blancs du front de mer par Coffey Park. Un soir, deux amies d'une quinzaine d'années, Val et June, que leur développement asynchrone est en train tout doucement de séparer, se jettent à l'eau sur un petit canot gonflable de plastique rose, par défi, par inconscience. Aspirées par les eaux froides et huileuses de la baie, elles n'atteindront jamais la petite plage qu'elles comptaient gagner en moins d'une demi-heure. L'une sera retrouvée, l'autre non.
Un jeune garçon noir, Cree, les a vues partir et a même essayé de les rejoindre avant de renoncer. Il est orphelin, son père Marcus ayant été victime collatérale d'une fusillade. Sa mère, Gloria, et sa grand-mère, Grandma Lucy, communiquent avec les morts. de Marcus, il ne lui reste qu'une épave, le bateau avec lequel ils comptaient se promener ensemble jusqu'au New Jersey, en face. Autour de Val, la gamine rescapée, et de June, celle qui a disparu, plusieurs destins s'emberlificotent en un écheveau d'abord embrouillé. Celui de Jonathan, un musicien raté devenu professeur de musique et pianiste dans une boîte gay, qui n'a fait que dégringoler de quartiers huppés en quartiers de relégation durant le long avortement de sa carrière. C'est lui qui trouvera par hasard la rescapée échouée sous une jetée. Celui d'un épicier libanais, Fadi, qui croit inlassablement à sa fortune et à l'avenir du quartier. Celui d'une adolescente, Monique, qui préférerait pour sa part ne pas entendre les morts. Celui d'un jeune graffeur au talent époustouflant, Ren, qui sait utiliser la lumière et les supports pour faire mystérieusement vivre ses fresques.
Le style est beau, sans fioritures, efficace et descriptif. Mais ce qui est le plus attachant dans le roman, c'est la tendre connivence avec les personnages adolescents, qui sont décrits dans leur vulnérabilité et leur brusquerie, leurs contradictions et leur touchant besoin d'approbation et de compréhension. La finesse psychologique avec laquelle ils sont dépeints tandis qu'ils se blessent aux arêtes d'existences malmenées, la façon dont ils désespèrent, s'égarent et avancent pourtant est profondément touchante. (...)
Lonnie pour Double Marge (Extrait)
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