*Lire ressemble à regarder l’horizon. D’abord on ne voit qu’une ligne noire. Puis on imagine des mondes.
- En quoi les livres te consolent-ils de ne pas naviguer ? En quoi remplacent-ils pour toi les bateaux ?
- Lire ressemble à regarder l'horizon. D'abord on ne voit qu'une ligne noire. Puis on imagine des mondes.
- Je veux bien. Mais pourquoi ta manie décrire dans les marges de tous les livres que tu lis ?
- Pour bien lire, j'ai besoin d'écrire. L'écriture est le guide, le garde-fou des pensées déclenchées par la lecture. Sans guide, sans garde-fou, les pensées, je les connais, elles s'en vont n'importe où et ne reviennent jamais.
Il n'ést bon cuisinier qui ne fasse lui-même son marché. Je suis allé visiter les prisons. J'ai choisi les futurs lancés. Auparavant, j'avais consulté les dossiers, examiné consciencieusement les motifs des condamnations. Une longue expérience me permet d'affirmer que la meilleure recrue pour un dictionnaire est un assassin escroc : sa violence lui permettra de résister aux assauts des sauvages, en même temps que son goût de la parole (quel escroc n'aime parler ?) lui donnera le goût d'employer et donc de retenir les mots qu'il entend.
En effet, les veuves ou futures veuves, plus patientes que les cartographes, continuaient de rechercher la compagnie des oiseaux parlants. Les chats, les chiens, les guépards, les tortues ou les tigres ont beau, de mille façons, grognements, regards ou caresses, vous manifester leur affection, rien ne vaut, pour tromper la solitude, une phrase, une vraie phrase, avec des mots bien distincts, prononcés à la manière humaine, et tant pis s'ils sont toujours les mêmes et mille fois répétés.
D'ailleurs, lorsqu'il était encore là, le mari, il faut l'avouer, ne disait jamais rien de neuf.
Autre réponse de mon frère :
- Écrire est une navigation sur la terre ferme. La page blanche est une voile qu'on hisse. Les mots, un sillage qui s'efface.
Autre réponse de mon frère :
- Chaque livre invente sa route. Il va, aussi libre parmi toutes les histoires possibles que chaque bateau sur la mer, entre toutes les destinations.
Autre réponse de mon frère :
- En écrivant dans les marges, je me mêle à l'auteur. Je m'abandonne au fil de sa logique, jusqu'à l'embouchure.
Autre (et très fréquente) réponse de mon frère :
- Laisse-moi tranquille !
- Cartographier, c’est décrire la Création. Donc cartographier, c'est prier.
Chaque livre invente sa route. Il va aussi libre, parmi toutes les histoires possibles, que chaque bateau sur la mer entre toutes les destinations.
Dieu seul sait comme j'ai aimé mon travail de cartographe, tout de précision et de rêverie mêlées. Mais, dans une autre vie, je sais que je m'adonnerais à la dissection ; avec une préférence pour les cadavres de dominicains. Quelle tâche plus exaltante que de chercher dans le corps d'un de ces saints hommes l'origine de la violence? Il doit s'agir d'un organe minuscule en forme de trébuchet, une balance interne qui le fait passer sans prévenir de l'extrême bonté à la pire sauvagerie.
Décidément, on voyageait tout aussi bien sur les pages d'un livre que sur un navire et, sans risquer nausée ni scorbut.
A lui la navigation, le vent, l'air marin, les horizons vastes. A moi, la double poussière des chemins et des livres, et l'étouffement de ceux qui s'enferment - ou se laissent enfermer - dans des pages ou dans des missions aussi subalternes que nécessaires.