Voila un gros livre sur
Freud, l'homme et l'oeuvre, mais un livre qui se révèle d'emblée comme un énorme brûlot venu soudainement troubler, déstabiliser, déconstruire, démonter, démystifier les idées reçues - pour ne pas dire des idées arrêtées - chez la nombreuse tribu des fidèles de la
psychanalyse, lesquels ont plus ou moins contribués à l'affabulation freudienne, une espèce de légende moderne (et le mot n'est pas trop fort) qui dure depuis cent ans ou plus. C'est un livre étonnant, dérangeant, et c'est le moins que l'on puisse dire, un livre dévastateur que tout lecteur attentif de l'oeuvre de
Freud n'est pas près d'oublier.
L'auteur,
Michel Onfray, est un philosophe de formation, une formation doublée d'études en histoire de l'art et en
psychanalyse (à laquelle il a été introduit dès l'entame des études supérieures, en plus de ses lectures «sauvages et solitaires, voraces et furieuses, anarchiques et instinctives» comme il se plait à le dire aux toutes premières pages du livre, avant même qu'il ne fasse connaissance du programme officiel de l'Education nationale qui proposait des textes de
Freud, et ceci dès le Baccalauréat), qui a écrit une cinquantaine de livres.
C'est une production imposante et prolifique pour un auteur qui apparait avoir, incontestablement, atteint sa pleine maturité (maturité philosophique s'entend) dans ses écrits qui vont de l'histoire de la philosophie (et la «Contre- Histoire» de la philosophie), l'esthétique, la pensée et la culture modernes, en général, à la lumière d'un contre-modèle de «philosophie féroce», à un rythme de croisière, dans sa production réflexive, époustouflant !
L'auteur de cette destruction annoncée de toute une légende a lu toute l'oeuvre de
Freud, dans l'ordre, a décortiqué, exploré avec soin la «mine d'or» des correspondances de
Freud, et la dernière en date, complète et non tronquée comme celle des éditions précédentes, les «Lettres à
Wilhelm Fliess» (1887-1904), parue en 2006 (qui comprend seulement comme l'indique le titre du recueil, les lettres de
Freud à Fliess, celles qui lui étaient adressées par Fliess ayant été détruites par
Freud lui même), qui contiennent de très précieuses informations sur
la naissance de la psychanalyse, et un autre visage de
Freud que celui auquel nous ont habitué les hagiographes à défaut de biographes objectifs (celle monumentale d'
Ernest Jones, 1956-1959, est un parfait exemple d'hagiographie), un grand nombre d'études critiques de l'oeuvre
Tout cela est rapporté en détail dans une bibliographie commentée de 20 pages, en caractères d'imprimerie petits et serrés, à la fin de l'ouvrage.
Le livre comprend cinq parties : 1- Symptomatologie. Déni soit qui mal y pense ; 2- Généalogie. le crâne de
Freud enfant ; 3- Méthodologie. Un château en Espagne ; 4- Thaumaturgie. Les ressorts du divan; 5- Idéologie. La révolution conservatrice.
Dans cette mise à nu de l'idole, et de cette théorie habillée de respectabilité scientifique, de cette thérapie (la cure psychanalytique) fabriquée, selon l'auteur du livre, de toute pièce et sans aucun résultat concret,
Onfray cite, à l'appui de ses arguments, dès les 60 premières pages de son livre, plusieurs extraits de
Frédéric Nietzsche (en particulier «
Par delà le bien et le mal» et «
Le gai savoir») où il est dit que les philosophes, dans leur ensemble, sont «les avocats et les mêmes astucieux défenseurs de leurs préjugés, baptisés par eux «vérités»» (
Par delà le bien et le mal'). Et
Freud est, incontestable ironie du sort, lui qui détestait les philosophes, avant tout un philosophe ! Au sens où, s'écartant de la neurologie, et de la médecine en général, qui était sa formation de départ, il développe une théorie basée sur une incroyable machine de
rhétorique sophistique pour expliquer les ressorts cachés
de l'âme et de la personnalité humaine. Entre
Freud et
Nietzsche il ya quelque chose comme une attraction / répulsion. le théoricien de la
psychanalyse, qui sans doute a lu le philosophe de
Par delà le bien et le mal', '
Ainsi parlait Zarathoustra', Généalogie de la morale', dissimule l'influence de
Nietzsche, la repousse, la nie, la travestie' (j'emploie le terme d'
Onfray) bien que dans sa correspondance apparaissent ça et là des confessions où il reconnait beaucoup d'«intuitions» de
Nietzsche qui sont proches de la
psychanalyse. S'il prétend ne l'avoir pas lu, c'est par tout un art sophistique qui consiste «à ne pas prêter intérêt par excès d'intérêt» (p.59).
Pour
Onfray, l'inventeur de la
psychanalyse «n'est pas plus scientifique que
Shakespeare ou
Cervantès», et en fin de compte «
Freud est un philosophie élaborant des vérités prétendument universelles avec ses intuitions.
Il pense à partir de lui, avec son salut personnel en ligne de mire. Sa théorie procède de la confession autobiographique, et ce de la première à la dernière ligne de son oeuvre. Singulièrement, et toujours affligé de cette incapacité à voir en lui ce qu'il prétend si bien discerner chez autrui,
Freud explique ce qui définit la philosophie la proposition d'une vision du monde ; puis il développe ses théories sur plus d'un demi-siècle en proposant
une vision du monde, mais il ne veut pas être un philosophe !» (p.72)
En somme, la leçon qu'il faut tirer de ce livre, est que la
psychanalyse n'est rien d'autre qu'une discipline qui concerne la personne de
Freud (affirmation très forte, pour des générations de psychologues, médecins, psychiatres, mais attendons de voir la suite), et tous les concepts de l'oeuvre freudienne ont servi d'abord et avant tout à penser «sa propre vie, à mettre d'abord de l'ordre dans son existence : la cryptomnésie, l'auto-analyse,
l'interprétation du rêve, l'enquête psychopathologique, le complexe d'dipe, le roman familial, le souvenir-écran, la horde primitive, le meurtre du père, l'étiologie sexuelle des névroses, la sublimation constituant parmi beaucoup d'autres autant de moments théoriques directement autobiographiques» (pp.39-40)
La
psychanalyse apparait ainsi, dans ce livre dévastateur, tout juste un roman familial' extrapolé à l'ensemble de l'humanité !
C'est à la lumière de la correspondance de
Freud avec Fliess (longtemps expurgée par les soins d'hagiographes ou biographes qui systématiquement embellissement la vie de leur héros,
Freud et disciples juges et parties' dans le dossier
Freud), celle dite authentique' de 2006 (c'est dommage que
Michel Onfray ne mentionne pas la maison d'édition de cet important texte, de même qu'il ya d'autres problèmes d'ordre méthodologique, où les pages des textes cités de
Nietzsche ne sont pas données, en plus de quelques coquilles et quelques autres remarques qui seront signalées à la fin de l'article) que le concept majeur de l'oeuvre, clé de voûte' ou socle de la
psychanalyse' apparait, malgré toute l'ambigüité du mythe grec, comme le principal déclencheur de toute la saga de l'oeuvre freudienne. Pour
Onfray, le complexe d'dipe épicentre de la
psychanalyse' est «d'abord le coeur nucléaire
de l'âme de
Sigmund Freud, car cette hypothétique vérité scientifique, est avant tout un problème existentiel subjectif, personnel, individuel. Ce problème devenu, par la grâce et la magie du maitre et de ses disciples, le tourment de tout un chacun depuis le début de l'humanité jusqu'à la fin des temps, ce problème, donc, c'est celui d'un homme, d'un seul, qui parvient à névroser l'humanité tout entière dans le fol espoir que sa névrose lui paraitra plus facile à supporter, plus légère, moins pénible, une fois étendue aux limites du
cosmos» (p.137)
Suivent, ensuite, pour illustrer tout cela, des pages et des pages sur le roman familial' de
Freud, son attachement (par euphémisme) à sa mère, sa haine du père, son attachement particulier à sa fille Anna, ses relations ambigües avec sa belle soeur
Minna Bernays, etc
Toute une généalogie non pas de la morale freudienne, mais des fantasmes, des rêves, des désirs, des tropismes du théoricien de la
psychanalyse.
A cela, il faut ajouter les autres termes et pratiques au coeur de l'oeuvre, telles la sublimation, l'auto-analyse, la cure psychanalytique, les pseudo-guérisons (entre autres le cas de Anna O., c'est-à-dire Bertha Pappenheim, laquelle est seulement «guérie sur le papier, mais souffrant toujours dans un lit d'hôpital» (p.186), la religion entendue comme névrose obsessionnelle' (p.217)
Tous ces termes sont minutieusement analysés, disséqués, remis soigneusement dans leur contexte du roman familial'.
Dans la quatrième partie de l'ouvrage (Thaumaturgie), l'auteur relève un certain nombre de sophismes qui contribuent au verrouillage systématique de la discipline psychanalytique. de cette manière «
Freud, la
psychanalyse, les psychanalystes restent intouchables car la doctrine leur offre un statut d'exterritorialité intellectuelle.
Freud prend pour une offense personnelle toute remise en cause de la moindre de ses thèses. Comment pourrait-il en être autrement avec une personne ayant fait clairement savoir que sa vie se confondait à la
psychanalyse, qu'elle s'y identifiait, qu'elle était son enfant, sa créature, sa création ? le docteur viennois prétendument débarrassé de sa psychonévrose fort grave en a fait un objet fusionnel. Ses disciples se prosternent depuis un siècle devant le même totem devenu tabou. Or la tâche du philosophe n'est pas de s'agenouiller devant les totems» (p471).
La thèse de
Nietzsche réactivée, pour ainsi dire, à travers tout l'ouvrage, est que «toute philosophie est confession autobiographique de son auteur» (p.69). le Freudisme en est une illustration, c'est l'hypothèse majeure du livre d'
Onfray à propos de l'oeuvre de
Freud.
«
Le crépuscule d'une idole» est un livre d'une grande puissance perceptive, un livre qu'on pourrait lire tel un
traité d'athéologie' comme le souhaiterait son auteur, et l'on pourrait même imaginer, si l'âme des morts errait parmi les vivants, ou, en d'autres termes, le noûs' ou souffle purement spirituel qui s'élance vers les hauteurs célestes, chez
Platon, (le noûs' comme intellect actif chez
Aristote), et plus prés de nous l»anima', archétype du féminin chez
Carl Gustav Jung, que peut être l'âme de
Nietzsche jetterait un regard bienveillant ou complice sur ce livre.