« le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoires ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. »
Ainsi s'ouvre le livre. Sous titré « le rêve et la vie », «
Aurélia » est le récit halluciné et pourtant parfaitement maîtrisé et conscient de l'implication « réelle » du rêve dans la vie ou, plutôt et plus exactement, le récit de ce que
Nerval appelle « l'épanchement du songe dans la vie réelle ». Cet « épanchement » extraordinaire du fantasmatique onirique dans la banalité concrète du quotidien a trouvé l'occasion de sa manifestation dans la conjugaison du désamour d'«
Aurélia » pour
Nerval et de l'accès de folie dont ce dernier, à la même époque, fit les frais et qui, avant qu'il put achever cette oeuvre, eut raison de lui en poussant l'auteur à se suicider en se pendant aux barreaux d'une grille de la rue de la Vieille-lanterne à Paris. La perte, d'abord sentimentale (puisqu'elle se maria à un autre) et ensuite définitive (puisqu'elle mourut), de celle qu'il appela littérairement «
Aurélia » (de son vrai nom Jenny Colon), fut convertie, par le biais de l'alchimie poétique de la psyché nervalienne, en un trésor de présence là où la déréliction de cet amour se métamorphosa en une élévation stellaire au sens où la femme aimée devint étoile scintillante éclairant et guidant le poète dans les pérégrinations nocturnes de sa folie.
A travers la figure aimée, celle qui fut la muse et l'orient
De Nerval dans l'assombrissement de sa raison, et à travers le texte qui porte son nom, à savoir «
Aurélia », l'auteur tenta, avant
Nietzsche et bien avant
Freud, de saisir la relation finalement étroite et singulièrement rationnelle qui lie le rêve à la vie dans l'espoir, sans doute, de compléter « l'alphabet magique », que les sciences humaines ne nous livrent que partiellement, et qui, par la compréhension de cette seconde vie qu'est le rêve, permettrait une interprétation plus lucide de notre existence ainsi restituée dans son intégralité et dans la plénitude de son acception : « Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d'erreurs humaines. L'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu'incomplets et faussées soit par le temps, soit par ceux-là même qu
i ont intérêt à nôtre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits. ».
Le projet nervalien est à la fois inédit en ce qu'il s'attache à pénétrer les arcanes de nos songes pour en révéler le chiffre et profondément novateur en ce qu'il s'évertue à rendre compte de l'existence spectrale qui en découle et qui occupe, puisque nous dormons nécessairement, un tiers de notre vie. Inédit et novateur, en effet, car si
Nerval écrit que nous avons à « prendre » et non à « re-prendre » force dans le monde des esprits, c'est que nous sommes à l'aube, et pour longtemps encore peut être, d'une conquête sur nous-mêmes qui nous permettra enfin d'accéder au monde des esprits auquel seuls les poètes et les penseurs qu
i ont su sonder les tréfonds de l'âme humaine savent bien que nous appartenons. Il ne s'agit donc pas ici d'un exercice littéraire qui viserait, par l'artifice de l'écriture, à révéler l'ombilic de la réalité, ce point originaire témoignant de l'entrelacement mystérieux du rêve et de la vie, mais il s'agit de répondre fondamentalement à l'exigence profonde de la littérature et à ce que
Nerval appelle la « mission » de l'écrivain : « Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essaierais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives… ».
Pour répondre à cette exigence de la littérature et se conformer à la vocation de l'écrivain qui intime une sincérité absolue lorsqu'il est question de l'explicitation de ce qui se trame ombreusement dans l'âme humaine lorsque la raison songeuse confine à la folie,
Nerval donne un tour magistral à sa parole, entendez son écriture, en convoquant toutes les ressources et puissances dont la langue dispose afin de dire ce que, pourtant, seul le silence de la nuit semble être en mesure de montrer. C'est ainsi que la magnifique prose nervalienne rappelle, par bien des traits, la somptueuse parole apocalyptique de Saint Jean ou encore la splendeur de l'expérience mystique d'Er le pamphylien relatée par
Platon à la toute fin de sa « République ». Hauteur du verbe, beauté des images, inspiration poétique, intelligence des choses et des symboles, sublime élégance du style,
Nerval semble être de ces auteurs sur le berceau desquels les fées se sont penchées et dont on ne peut même pas regretter qu'il fut, par les Parques, condamné, dès l'abord sans doute, à la folie, étant donné que la folie est le tribut que doit payer le poète à la raison s'il veut pouvoir traverser en vérité le fleuve de la réalité et de la vie. Je dois confesser que je n'avais jamais lu
Nerval mais je sais aujourd'hui et dorénavant que je le lirai.
Hervé Bonnet
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