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4,12

sur 468 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Si vous commencez L'Homme Sans Qualités pour l'histoire, pour jouir du bonheur de vous laisser happer par le scénario... laissez tomber ! Ce livre n'est pas pour vous.
L'ouvrage n'est d'ailleurs pas évident à définir ni à présenter. Dans la lignée de certains chefs-d'oeuvre de langue allemande comme La Montagne Magique de Thomas Mann ou Les Somnambules d'Hermann Broch, Robert Musil pousse encore l'expérience plus avant, à son stade ultime, je pense, en utilisant la trame narrative romanesque non comme base ni un support, mais plutôt comme un prétexte pour atteindre son véritable objectif, qui n'est presque plus un roman dans l'acception classique du terme.
Il s'agit ici d'une réflexion poussée, nourrie, complexe et pluriaxiale sur l'Homme d'une part, la Société, d'autre part et finalement l'Homme dans la Société ou même, plus exactement encore, l'Homme face au changement social, à l'évolution des paradigmes. Ça vous donne une petite idée du programme...
De bout en bout, de part en part, par au-dessus, par en-dessous, par le grand portail ou par le plus petit bout de la lorgnette, une somme folle et féconde de réflexions et d'interrogations est soulevée au fil des situations. Dit autrement, cette forme romanesque est presque la définition brute de l'essai, à une petite nuance près.
On y suit Ulrich, alias Robert Musil, cheminer dans sa réflexion sur le monde et nous avec lui, ou plutôt derrière lui, loin derrière lui, comme l'ombre d'un petit chien qui courrait pour rattraper son grand marcheur de maître.
Si cela peut vous intéresser, (mais je le répète, ce n'est qu'un prétexte car l'auteur aurait pu choisir bien d'autres ancrages vu sa capacité à intellectualiser les lieux et les comportements de ses personnages dans une réflexion beaucoup plus vaste sur l'homme et sur l'époque), l'histoire se passe à Vienne en Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale et donc de l'effondrement de cet assemblage grossier que l'auteur appelle Cacanie.
Les grosses légumes de cet étonnant empire-royaume réfléchissent à l'organisation d'un jubilé pour commémorer les 70 ans de règne de leur souverain. Sachant qu'ils veulent dans le même temps damer le pion des Allemands, qui en ont eux-aussi prévu un de leur côté pour leur propre kaiser.
L'un des immenses intérêts de cette oeuvre très réfléchie, parfois un peu indigeste à lire tellement elle est dense, l'un des immenses intérêts de cette oeuvre, disais-je, en tant que roman est surtout d'avoir choisi un parfait point d'ancrage pour analyser une société en mutation. On aurait pu choisir la France de 1780 ou la Russie de 1910 ou n'importe quelle société figée à la veille d'un grand bouleversement.
Les dignitaires du régime de l'époque sont encore un pied dans l'ancien régime mais la révolution industrielle est passée par là et a conduit à l'avènement des financiers qui constituent la nouvelle aristocratie.
Tous les repères s'en trouvent bouleversés et cette société moderne, mouvante, changeante vis-à-vis de laquelle nous avons (même aujourd'hui) qu'assez peu de recul par rapport à la grosse dizaine de siècles de morale judéo-chrétienne et par rapport à cette société qui évoluait très lentement jusqu'au XVIIIè siècle, cette nouvelle société donc, qui nous laisse parfois déboussolés.
Arnheim représente la nouvelle aristocratie capitaliste ; Hans annonce les révolutionnaires de tous poils pourquoi pas même, la " révolution " nationale-socialiste et Ulrich ne sait quoi penser de tout cela.
Le personnage de Moosbruger rappelle beaucoup le Lennie de Des Souris Et Des Hommes. Il symbolise peut être le désaxé, le marginal, l'exclu social, qui toujours est pointé du doigt et est l'objet des manoeuvres politiques. Rien n'a changé de nos jours, quand par exemple un certain Nicolas S., bien aidé par ses petits copains des médias, élève le cas des camps de Roms comme étant un " vrai problème " de la France. Et on pourrait multiplier les exemples et dans bien d'autres pays.
Un livre riche donc, qui gagne à être lu lentement en faisant de fréquentes pauses afin de laisser décanter toute la substance que l'auteur nous livre et de la laisser travailler minutieusement en nous pour faire son oeuvre.
Je vais même aller plus loin, aussi incongrue que cette idée puisse paraître, à peine refermé ce premier tome, déjà gigantesque, avant de vous attaquer au second, relisez-le intégralement. Vous verrez comme c'est bon.
Vous verrez qu'à la deuxième lecture, la prose maligne, ironique, caustique, subtile dans ses doubles sens apparaît plus clairement, et c'est presque une jubilation (voir, à titre de teaser, l'extrait que je donne dans les citations) de suivre les méandres de la pensée de ce grand penseur et de cette fine plume qu'était Robert Musil.
Ceci étant dit, ce n'est là que mon avis, un avis sans qualités, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations."

Voilà comment Robert Musil commence son roman : en nous entretenant de la pluie et du beau temps, dans un chapitre "D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit".
Le lecteur est prévenu.
Sur les couvertures des gros pavés de cape et d'épée, on voit parfois l'image d'un intrépide bretteur avec une lame meurtrière dans chaque main. "L'homme sans qualités" est d'une toute autre trempe, et il n'a pas une telle couverture... mais il pourrait, et il devrait en avoir ! Sous le drapeau flasque de la Cacanie, la première épée symboliserait l'incroyable difficulté de se frayer un chemin à travers le texte de Musil, et l'autre sa monstrueuse longueur.

On pourrait se demander qui aurait envie de se prendre dans l'interminable spirale de réflexions, pour la plupart totalement vaines (et très, très, complexes), sur la société, la philosophie, le droit, la morale, l'humanité et autres sujets gigantesques. Mais cela démontre d'autant plus le génie de Musil : il a réussi à présenter sa logorrhée sur les thèmes évoqués de façon susceptible à vous mettre en transe. Qu'importe que tous ces passages verbeux et tous ces murs de lamentations textuels ne mènent finalement à rien, puisqu'ils arrivent à restituer la pensée humaine bien mieux que n'importe quel "courant de conscience" ?
Ceci dit, ma "transe" n'était jamais de longue durée, et les moments où je cumulais chapitre sur chapitre dans une sorte d'extase littéraire (il faut dire que Musil ménage son lecteur par des chapitres relativement courts, aux titres attractifs) étaient entrecoupés de plus en plus souvent par une envie irrépressible de changer de lecture. Pour quelque chose qui contiendrait ne serait-ce qu'un minimum d'"action", comme on dit.

Par une étrange ironie du sort, c'est justement une "action" qui représente le motif central du roman. Et quelle action ? L'Action parallèle, pardi !
Sur le fond des préparations du 70ème anniversaire de ce cher et bienfaisant empereur François-Joseph (afin de concurrencer les célébrations des 30 ans du règne de l'empereur germanique Wilhelm), Musil nous plonge dans l'état d'esprit de la "k. und k." monarchie austro-hongroise (alias Cacanie) à l'aube de son crépuscule.
Le protagoniste principal (appelons-le Ulrich, par exemple) se retrouve au centre de l'Action, en tant que secrétaire du comité chargé des préparations. Contrairement à ce qu'insinue le titre, Ulrich est loin d'être dépourvu de qualités, mais son détachement délibéré fait de lui un excellent observateur impartial.
Les efforts pour redonner sa grandeur à "l'esprit de l'époque" s'enlisent dans le marécage du déclin généralisé, perçu par tous : la noblesse ne comprend pas les changements, et a peur de la perte des anciennes valeurs spirituelles, de ses certitudes et de l'ordre établi ; les classes émergentes veulent reconstruire quelque chose de neuf et de grand sur les ruines, mais personne ne sait exactement quoi. Ce qui n'empêche pas tout le monde de sentir que "quelque chose" devrait être fait d'urgence, sans avoir une idée précise par quel bout commencer... comme c'est authentique !
Musil décrit la vie réelle, et ses longues phrases complexes montrent toutes ses nuances, sensations, interrogations, motivations et contrastes. Les pensées se dispersent et s'envolent comme des oiseaux, pour se retrouver à nouveau, trois ou quatre pages plus tard, sagement assises sur la même branche. Il n'est pas évident de saisir toute l'ironie et le sarcasme du roman, et de suivre la mélodie du texte et le cheminement des idées de Musil tout le long de ces quelques 2000 pages.
D'ailleurs, faire deux avis séparés me semble inutile ; la seule chose qui change vraiment dans le second tome est l'arrivée d'Agathe, la soeur d'Ulrich ("la femme sans qualités", pour ainsi dire) au centre du roman, et leur intense relation (pas que) platonique. Mais tous les personnages - Diotime, Clarisse, Arnheim, Leinsdorf... ou même Moosbrugger - contribuent à la recherche de la Grande Idée : ils discutent, philosophent, se poussent, se contredisent, s'attirent, s'encensent ou s'incendient ; bref, un chaos valable sans doute pour n'importe quelle société suffisamment éclairée pour permettre une telle divergence d'opinions à la recherche du même but.

"L'homme sans qualités" a aussi son intérêt en tant que document historique. Avec sa sophistication pesante et ses louanges raffinées de valeurs spirituelles vagues et mal définies, il décrit de façon exceptionnelle l'ambiance du lent effritement du vieux Moloch austro-hongrois.
Et j'insiste sur cette exceptionnalité, bien que le sujet soit récurrent dans le canon littéraire de l'Europe centrale, et traité avec le même panache par Roth dans "La Marche de Radetzky", ou par Mann dans "La Montagne magique". Mais seul Musil a réussi à se saisir de cette solennité intemporelle, que je n'ai rencontré dans aucun autre texte.
Après tout, il est amusant de constater que le roman n'a pas vraiment un début - le lecteur est simplement jeté dans les eaux profondes et dangereuses de ses réflexions - ni vraiment une fin, rien que pour le fait qu'il n'a jamais été achevé. Musil laisse les débuts et les fins aux écrivains moins exigeants, et il déploie son art dans le jeu du centre. Je recommande de jouer avec lui.
Son Ulrich, malgré l'absence de "qualités", est relativement déterminé et efficace ; une sorte de "gars" presque kunderien... c'est peut-être pour ça que Kundera aime tant Musil.
4,5/5 pour le moment. Mais plus, et bien plus, après une éventuelle relecture.
Pardon pour la longueur inélégante de ce billet ; il y a tant à dire, et pourtant c'est si laborieux à formuler...! "Merci de votre compression", comme disait l'écriteau collé sur un troquet fermé à cause de la situation sanitaire... chaque époque son déclin !
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"Ils souffraient tous de la crainte de n'avoir pas de temps pour tout, ignorant qu'avoir du temps, c'est n'avoir pas de temps pour tout".

Un coup de coeur terrible ces deux tomes que je ne séparerai pas dans ma critique. N'ayant pas fait de chronique à l'issue du premier, je préfère rédiger une critique de l'ensemble puisque les deux parties sont intimement liées. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, pas de soulagement à la fin de la lecture de ce grand et gros livre de Musil. Mais une douce tristesse, le vide, après une si belle et si longue rencontre...

Je reste sur ma faim. Faim d'en connaître davantage, envie de continuer à suivre ces personnages ou plutôt, ces figures, explorer encore le monde des sentiments et de l'indétermination peint avec profondeur par Musil.
Plus j'avançais dans le livre, et plus le désir de lire augmentait pour une aventure déstabilisante et passionnante.

C'est en lisant le livre à venir de Maurice Blanchot dont une partie est consacrée à Musil dans le Chapitre "D'un Art sans avenir" que l'envie de lire L'homme sans particularités s'est imposée. Blanchot nous propose, comme titre de l'oeuvre, L'homme sans particularités car

"L'homme en question n'a rien qui lui soit propre : ni qualités, mais non plus nulle substance. (...) l'homme sans essence."

On pourrait dire qu'il est l'homme indéterminé, qui ne dit ni oui ni non à la vie mais "pas encore". Comme le dit justement Blanchot, l'homme est ici "l'homme du "pas encore""...
Et ce livre qui nous précipite dans le champs des possibles nous donne le vertige. Nous nous retrouvons aux bords de l'être où tout ce qui a lieu aurait pu avoir lieu autrement, et c'est cela qui est essentiel.

"Qu'importent en fin de compte les événements en tant que tels ! Ce qui compte, c'est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère." écrit Musil.

Difficile de présenter ce livre où les choses se dérobent tout en apparaissant... Un livre tendu et sous-tendu par le mystère et l'altérité toujours déjà ouverte et différente, radicalement autre.

Ulrich, Agathe, Clarisse, Walter, Diotime, Arnheim, Rachel, Tuzzi, Moosbrugger... Ces figures et ce qui leur arrive mettent en avant différents thèmes chers à Musil : l'exactitude et l'indétermination, l'amour et la détestation, le raisonnement et la folie, la tension vers l'absolu, la question du temps, la vie, le suicide, la mort... Tout y est.

Au coeur de ce livre, brille le paradoxe d'une alliance entre l'exactitude et l'indéterminé, le langage et le silence.

"Ce qui est mauvais aujourd'hui sera peut-être en partie bon demain, et le beau sera laid, des pensées restées inaperçues seront devenues de grandes idées, et des pensées vénérables tomberont dans l'indifférence. Tout ordre est tant soit peu absurde et comme un cabinet de figures de cire si on le prend trop au sérieux, toute chose est un cas particulier pétrifié des possibilités qu'elle représente. Mais ce ne sont pas des doutes, c'est une indétermination animée, élastique, qui se sent capable de tout."

Ouverture sur l'impersonnel, le "tout autre", L'homme sans particularités dessine un espace littéraire qui détruit le sens initialement attribué au roman. Pas de fin, pas d'histoire à proprement parler, mais l'expression des déambulations d'un esprit qui étouffe.

"Se suicider ou écrire" nous dit Musil.

L'écriture a gagné, pour notre plus grand bonheur de lecteur et de lectrice...

Avant de terminer, il faut dire que ce livre est étonnant quant à sa portée philosophique. Philosophie des sentiments : tous les recoins de l'âme sont ici évoqués, explorés. Nietzsche est convoqué à maintes reprises, il est même question dans le Tome 1 d'une "année Nietzsche".
Politique, philosophie, raison, sentiments.... Et Amour.

Car il n'est pas possible de terminer cette critique sans souligner la grandeur de ce que Blanchot (nous y revenons) nomme "la plus belle passion incestueuse de la littérature moderne". En effet, entre Ulrich (ou Anders) et Agathe qui apparaît dans le second tome, Ulrich et Agathe, frère et soeur jumeaux , apparaît une passion mystique. Une exaltation provoquée par le fait que l'un n'existe pas sans l'autre. Ulrich le dit explicitement à Agathe : c'est elle le lieu de son amour propre.

"De ce monde nouveau, ils ne comprenaient rien, tout était comme les éléments d'un poème."

"Ils notèrent que loin d'être devenus muets, ils parlaient, mais sans choisir les mots : c'étaient les mots qui les choisissaient. Nulle pensée ne bougeait en eux, mais le monde entier était plein de pensées merveilleuses.

Ils présumèrent qu'eux-mêmes, et les choses également, n'étaient plus des corps fermés en lutte les uns contre les autres, mais des formes ouvertes et liées."

L'extase amoureuse, délicieusement écrite par Musil...

L'homme sans particularité : une écriture magnifique où le langage est indissociable de l'amour, où aimer, c'est aussi et surtout parler, pour un grand livre inachevé et inachevable....
Un livre admirable.

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J'ai rarement eu autant de plaisir à lire un roman. Les phrases sont franchement magnifiques, les paragraphes grandioses, les chapitres sublimes. Pour reprendre les paroles de Müsil à son propos, pour moi, « chaque fois qu'une parole tombait, une signification profonde s'illuminait, s'avançait comme un dieu voilé et se défaisait dans le silence. » (672) Même si il s'agit d'un roman inachevé, je suis parfaitement d'accord avec Thomas Mann qui en fait l'un des plus grands romans du XXe siècle avec Ulysse de Joyce et À la recherche du temps perdu de Proust.
À première vue, on dirait pourtant qu'il ne s'y passe rien d'autres que des conversations entre bourgeois, aristocrates, militaires, scientifiques et artistes, ensemble de personnages qui interviennent dans le roman à partir du moment où ils entrent en relation avec Ulrich, cet « homme sans qualité » dont il est question dans l'intitulé de l'ouvrage.
La position de pure contemplation ironique qui est celle d'Ulrich lui permet une relative supériorité sur son entourage. Je dis que sa supériorité est relative puisque l'absence d'action pratique où entrerait en jeu une dimension essentielle de son être, le défaut de contacts avec les risques du réel, le réduisent à l'état spectral par rapport aux gens bien vivants qui l'entourent. Sa vie est toute faite de non-présence, de non-implication, elle est, pour ainsi dire, mort-vivante.
Celui-ci se laisse pourtant entraîner par sa cousine à accepter la position de secrétaire d'une organisation visant quelque chose de grandiose pour l'Autriche, peu importe ce que ça pourra bien être en bout de ligne. Or, Ulrich n'a aucun intérêt en tant qu'être-dans-le-monde au sens heideggérien, il n'est pas hanté des besoins d'existance terrestre, il vit en toute étrangeté d'avec le « on » ambiant et n'occupera son poste que pour se désennuyer en observant d'un regard plein d'ironie le grouillement frénétique et insensé qu'entraînera inévitablement le projet de sa cousine.
Les conversations que Müsil imagine pour lui et les personnages qui l'entourent, les diverses situations que l'ensemble traverse en totalité ou en partie me semblent servir de prétexte à déployer avec une brillante lucidité tous les aspects possibles de la société viennoise de l'époque.
Je vais maintenant sans plus attendre me jeter sur le tome 2, où l'on trouve le commencement de la troisième partie en plus des ébauches laissées par Müsil. Quel bonheur de pouvoir accéder à tout ce matériel qui m'apparaît comme une somme de merveilles impatientes de rencontrer mon regard!

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Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois.

Cette avalanche de beauté qui déferle sur l'âme au point que celle-ci se voit élargie par l'ondée destinée à là foi à la désaltérer et à l'assoiffer davantage...
Quand soudainement, au détour d'une phrase, la grâce s'empare de votre esprit et vient chahuter votre inconscient, éveiller dans votre cerveau des étincelles semblables aux picotements d'une circulation entravée dans les jambes lorsqu'on est assis trop bas. Cette émotion si intense que le vertige vous capture hors de ce monde, que ne se dissocient plus les mots en cours de lecture et vos contemplations les plus secrètes.
La lutte s'engage alors entre vos mains qui vous supplient de déposer ce livre et la flamme qui consume au-delà des lettres, le papier, l'arbre dont il est issu, la forêt des utopies préverbales qui furent les vôtres lorsque nouveau-né, la première inspiration épanouit les branches de vos poumons...

Cela s'était déjà produit auparavant. Une fois. A la recherche du Temps perdu.

Du côté de chez l'un, le narrateur est la mémoire elle-même, ici la fulgurance de l'intellect acéré. Une seule et même poésie.
Portée au bord du gouffre par Proust et Musil, la littérature embrasse une plénitude esthétique et métaphysique puis s'estompe, dans une éternelle et jouissive épectase...
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Avis sur le premier tome (édition Points – Traduction de Philippe Jaccottet) :

Lecture débutée il y a une dizaine de mois.

La lecture de cet ouvrage divisé en deux tomes (Environ 1500 pages finalisée auxquelles il faut rajouter à peu près 600 pages d'ébauches et d'écrits préparatoires concernant la fin du récit) est extrêmement longue et complexe, mais très enrichissante et additif, au point même d'exercer une certaine emprise sur son lecteur pour peu que celui-ci parvienne à se retrouver parmi les nombreux propos du livre.

P.215 Ch.40 : « Ulrich est un homme que quelque chose contraint à vivre contre lui-même, alors même qu'il parait se dérober à toute contrainte »

Nous suivons principalement tout le long de ces deux tomes quelques années de la vie de cet Ulrich, « l'homme sans qualités », personnage alter ego de Musil, au sein des milieux influents de l'empire Austro-hongrois. le personnage d'Ulrich est singulier. Il s'agit d'un eternel « étudiant », qui se refuse à céder à l'action, bien qu'il soit pourtant doué dans bien des domaines, pour la raison que tout engagement lui apparaisse alternativement comme judicieux ou néfaste selon l'angle sous lequel il le considère. C'est un personnage à la fois détestable et appréciable. Il est froid, détaché, plein d'ironie, jamais naïf et infiniment circonspect, et pour cette raison même résolu à ne se laisse déterminer par aucun engagement ou aucune idéologie (demeurant donc « sans qualités »). Il est par ailleurs toujours disposé à la bonne répartie, impitoyable et toujours apte à dynamiter les prétentions de son entourage au sein de l' « action parallèle ».

Celui ci opposera en effet son absence de qualités dans le premier tome à de nombreux personnages hauts en couleurs, chargés de représenter les différents archétypes du monde industriel occidental dans les années 20 : Walter, l'artiste raté, ami d'Ulrich et pourtant plein d'une folle jalousie. Clarisse, personnage épris de Nietzschéisme et schizophrène, Arnheim, industriel « à qualités » réussissant effectivement dans toute chose, Diotime, l'idéaliste, Hans Sepp, le nationaliste engagé etc…

P. 349 Ch. 62 « Un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s'épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ? »

Musil mêle subtilement littérature et philosophie sans pourtant que la frontière qui sépare l'une de l'autre ne soit trop évidente, ce qui aurait pu rendre la lecture moins attrayante. Il ne faudra donc pas s'attendre à découvrir ce livre en appréciant tantôt la qualité de l'écriture des épisodes narratifs, tantôt la rigueur des exposés philosophiques, mais bien plutôt à savourer l'ensemble d'un même tenant, puisque de mon point de vue séparer l'un de l'autre serait faire perdre à tous deux une grande partie de leur intérêt. Il est à ce propos juste de dire que Musil a intégré le roman dans la pensée, tant le récit est conçu avant tout de manière à rendre vivante sa philosophie. On pourrait à ce titre (et à ce titre uniquement !) rapprocher ce livre de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

On lira donc ce « roman-essai » en s'émerveillant tout aussi bien de sa poésie, qui parvient à embaumer jusqu'aux digressions les plus philosophiques, de l'exactitude de l'expression qui trahi une grande recherche, ou de l'originalité de la pensée de Musil, qui exploite pleinement cette forme mixte.

L'écriture de Musil est savoureuse, pleine d'ironie et même bien souvent comique. Mais sa véritable originalité est ailleurs. Il y a une similitude entre son écriture empreinte d'une abstraction très fine, qui ne garde que l'essentiel des éléments à disposition, et l'exposé d'un problème mathématique. D'ailleurs, en plus de posséder un doctorat de philosophie, Musil était ingénieur et disposait d'un important savoir en physique et en mathématique. Il s'agit au final d'une écriture tout à fait étonnante, à la fois très légère et très intellectuelle, faisant écho au fameux mélange de rationalité et d'irrationalité qui occupait une place à part dans les idées de l'écrivain Autrichien.

P.362 Ch.63
«Tout homme commence par réfléchir sur la vie dans son ensemble, expliqua-t-il, mais plus il réfléchit avec précision, plus son domaine se rétrécit. Quand il a atteint la maturité, tu as devant toi un homme qui est si ferré sur un certain millimètre carré qu'il n'y a pas dans le monde entier deux douzaine d'homme aussi ferrés dans ce domaine. Il voit fort bien que les autres, moins ferrés que lui, ne disent que des bêtises sur ses affaires, et pourtant il ne peut bouger, parce que c'est lui, s'il quitte sa place ne fut-ce que d'un micromillimètre, qui en dira à son tour »

L'Homme sans qualité est un roman qui garde tout son intérêt dans le monde comptemporain. Il s'agit d'une réflexion importante sur la société industrielle, sur la rationalité, la politique, la personnalité, l'engagement etc… qui pose d'innombrables questions qui concerne tout à chacun. Musil y expérimente notamment en « philosophe-ingénieur », par le biais de ses personnages, diverses situations de la vie courante et les moyens d'y répondre, démarche rattachée à ce qu'il nommait « les utopies ».
Certains chapitres sont inoubliables et dédiés à la postérité : « La Cacanie », « Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d'être un homme sans qualités », « L'utopie de la vie exact », « Où l'on prétend que la vie ordinaire elle-même est d'ordre utopique »…

A vrai dire, beaucoup de passages m'ont semblé trop ardus, mais cela n'est rien comparaison de l'intérêt considérable du livre. Il faut un certain temps pour lire entièrement les deux tomes (Selon les personnes, peut-être, la lecture de ce seul livre pendant 4 ou 6 mois ? Ou pendant des années en pratiquant d'importantes interruptions dans la lecture, ou en relisant des morceaux plusieurs fois, ce qui ne sera pas du luxe au vu de la complexité du livre …) mais cela fait justement partie de son expérience : nous vivons et évoluons de concert avec l'ouvrage, et les attitudes de ses personnages autant que les situations présentées trouvent des échos dans notre quotidien. Il serait dommage que la lecture, partielle ou totale, de L'homme sans qualités effraye le lecteur motivé, car il s'agit d'une expérience tout à fais à part dans la littérature et la philosophie, par ailleurs injustement méconnue du grand public.
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Ne se préoccupant nullement d'avantages financiers ou de célébrité, Musil passa les 20 dernières années de sa vie à travailler sur ce roman, finalement inachevé et probablement inachevable. Roman philosophique, d'analyse historique et sociologique mais aussi roman de la réalité individuelle et de la conquête de liberté, L'homme sans qualités décrit le basculement d'un monde (le notre)dans ce que certains ont appelé la modernité. Parler d'intelligence au sujet de Musil ne pourrait être qu'un euphémisme et ce livre mérite tous les efforts et le temps nécessaire à sa lecture.
"Il n'est malheureusement rien d'aussi difficile à rendre, dans toutes les belles-lettres, qu'un homme qui pense. Un grand découvreur à qui l'on demandait comment il s'y prenait pour avoir tant d'idées neuves répondit : en ne cessant d'y penser. On peut bien dire, en effet, que les idées inattendues ne se présentent à nous que parce que nous les attendons."
Il serait fort difficile de faire un compte rendu des multiples sujets abordés et analysés par Musil dans cet ouvrage; toutefois, je m'étonne du peu d'intérêt porté, généralement, à la relation tout à fait hors du commun, d'Ulrich avec sa soeur Agathe, à sa signification. Car voilà pourtant ce qui, dans un climat de fin d'époque et emprunt de désabusement, laisse envisager quelque chose de tout à fait différent et porteur de dépassement. Cette relation s'appuie sur une sévère critique de la sphère familiale et de son hypocrisie sociale, ce qui explique peut-être le mutisme de certains "admirateurs" à ce sujet. Ainsi, « La vie dans la famille n'est pas la vie pleine ; les jeunes gens se sentent si frustrés, diminués, distraits d'eux-mêmes quand ils sont dans le cercle de famille. » Remarque qui peut paraitre en soi extrêmement banale mais fort caractéristique de la manière dont Musil met les pieds dans le plat sans y paraitre ; car qui cherche à approfondir ce genre de constat qui pourtant signe l'échec fondamental de la famille. «La famille leur a bu leur sang ». Aussi, « ce Moi collectif n'est qu'un égoïsme collectif ».
Avec les âmes soeurs surgit donc l'absolu qui dès l'abord semble associé indissolublement à l'éphémère et donc à l'essence même de la poésie. En contradiction avec la famille qui ne se conçoit que perdurant à tout prix et dans toutes les compromissions. On voit donc bien là Musil tentant de poser les bases d'un nouveau type de relations humaines, où l'individualité et l'indépendance ne seraient pas en contradiction avec le lien et la redevabilité sociale, ni d'avec l'appartenance; un nouveau type de communauté humaine.
« Mais, quand elle se fut enfin représenté cette évolution des concepts avec tous les détails qu'Ulrich put ajouter, savoir beaucoup de choses lui sembla charmant, après lui avoir paru si longtemps, à cause des expériences de sa vie, méprisable. »
Ah mince, il est vrai que nous en sommes, actuellement, toujours aussi loin !
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Que dire devant un tel « monument » dont pour l'heure seule une moitié a été lue?
L'Homme sans qualités, c'est l'oeuvre d'une vie, une oeuvre sur la vie, une oeuvre qui ne prête guère à l'enthousiasme tant les descriptions de la nature humaine et de la société nous ramènent aux nombreuses questions qui jalonnent notre existence sans jamais vraiment trouver de réponses.
L' « Action Parallèle » que tentent de mettre en place les principaux personnages n'est qu'un prétexte. Un prétexte pour mieux comprendre, peut-être, l'état d'esprit d'un empire habsbourgeois finissant, et d'une manière générale l'état d'esprit d'une Europe finissante, au début du 20ème siècle.
Au-delà donc d'un contexte et d'une volonté affichée de célébrer le cinquantième anniversaire du règne de François-Joseph, les personnages de Robert MUSIL nous transpercent de leurs questionnements.
L'écriture est d'une richesse et d'une densité, parfois déconcertantes. Elle met en lumière la complexité des sentiments, des rapports à soi, à l'autre aux autres. Les questionnements autour de la morale, de la réalité, du poids des êtres sur les choses, confinent bien souvent à la désillusion voire au désenchantement, pis au renoncement, parfois .
MUSIL n'est pas un auteur de talent, mais plutôt un génie. Il n'y a, il est vrai, guère d'émotions au fil du premier tome, guère de beauté plastique dans l'écriture, mais plus un génie de l'analyse, de la description des atermoiements de l'âme. L'Homme sans qualités, c'est, de proche en proche, le lecteur. Chacun peut se reconnaître dans les interrogations, les doutes des personnages. Chacun peut aussi s'identifier plus ou moins à eux. Qui d'Ulrich bien entendu, le porteur du titre, qui d'Arnheim, son antithèse, qui de Walter l'ami-ennemi, qui de Diotime, de Rachel de Bonadea ou encore du Général Stumm et bien sûr de Moosbrugger. Cette galerie est un petit monde en soi. Dans le temps qui passe, dans la réflexion que chacun est amené à porter sur lui-même, nous passerons de l'un à l'autre des personnages, parce que ce livre ne doit pas être lu une seule fois. Il doit au contraire accompagner un cheminement personnel. C'est peut-être (et entre autres raisons) ce qui a amené l'auteur à y passer tant de temps, à ne pas l'achever. Car cette réflexion intime n'a pas d'issue. C'est la mort qui y met un terme.
Le premier tome terminé, c'est un sentiment de trouble qui prédomine. Dans une certaine forme de quête de l'absolu, Ulrich ne peut concevoir ce monde comme une réalité, comme sa réalité. le problème majeur d'Ulrich c'est la conscience sans la capacité de décision qui permettrait de dépasser ou surpasser cette désillusion. Ulrich est un velléitaire. Doué, certes, mais pas encore prêt à franchir le pas, un pas et choisir dans l'alternative qui se présente: s'adapter ou changer. Alors il oscille dans ses pensées. Dans ses actes, il démonte, il dénonce, il renonce, mais jamais complètement. Il porte en lui une certitude: celle du doute comme valeur absolue. Ce doute s'accompagne d'un positionnement hostile même stérile.
Tout est donc passé en revue: l'art, l'écriture, le capitalisme, le commerce, la politique, la diplomatie, la psychiatrie, la justice… Tout est objet de désillusion. Mais, cette désillusion n'a-t-elle comme issue que le renoncement? La volonté d'agir, de changer le monde, là où c'est possible, peut-elle poindre ? Quel sera le choix d'Ulrich ? Pour le moment, ébranlé comme jamais il ne le fut, il part et nous le suivons vers le deuxième tome.
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L'homme du commun ne vit qu'une fois. Celui qui lit vit mille existences.
L'homme sain a toutes les maladies mentales; le véritable malade mental n'en a qu'une.
De ces phrases qui nous reviennent au détour d'une conversation, le roman de Musil en est plein à foison. Ni philosophe ou moraliste, ni éthicien ou psychologue, Musil s'en inspire pour nous restituer toute la profondeur de sa pensée. Livre de chevet bien mérité.
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« L'homme sans qualités » est une nourriture livresque suffisamment consistante pour nous tenir en haleine jusqu'à la fin.

Il s'agit d'un livre qui peut paraître un peu désuet mais qui est aussi extrêmement moderne de par sa rhétorique étalée au fil des pages où l'on suit les aventures de ce type que l'on surnomme « l'homme sans qualités », de son vrai nom Ulrich dans le Viennes des années 1913/1914, lors de la création de l'Action Parallèle.

Mais le plus important, ce ne sont pas les différentes intrigues décrites dans le livre, non, elles sont secondaires. le plus important consiste en l'idée que le progrès serait en même temps une régression. Pour étayer sa thèse, il prend en exemple lorsqu'on dit que tel sportif a du génie, la signification de génie ne peut prendre la même dimension que pour un esprit brillant comme celui de Galilée. Et quand il parle des journalistes, on a véritablement l'impression qu'il parle de notre époque, il y a là un parallèle intéressant.

L'ensemble est d'ailleurs très philosophique et vraiment bien écrit.
C'est l'un des meilleurs romans du XXème siècle avec « A la recherche du temps perdu » et « Ulysse ».
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