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Critique de Henri-l-oiseleur


"Trois anneaux" de Daniel Mendelsohn est un livre déroutant, qui ressemble à première vue à une étude littéraire sur la technique narrative de la digression, que l'on trouve pour la première fois dans l'Odyssée. La digression, qui interrompt le récit par un autre récit, n'est pas une façon d'agacer le lecteur pour parler d'autre chose, mais de le faire progresser circulairement, de plus en plus profond, dans l'histoire du héros. Or l'essai littéraire de Mendelsohn est à la première personne, inclut des éléments de sa vie privée, dont le "désespoir narratif" qui l'a longtemps paralysé dans l'écriture de sa propre odyssée et celle de son père ("Une Odyssée : un père, un fils, une épopée"). Est-ce donc un livre autobiographique ? On serait tenté de l'affirmer, puisque l'auteur se présente comme écrivain, et relate ses recherches sur l'extermination par les Allemands de sa famille restée en Pologne (Les Disparus). Mais le livre évoque aussi la figure de Erich Auerbach, cet humaniste juif allemand, qui, chassé par les nazis de Marburg où il enseignait, écrivit dans son exil d'Istanbul "Mimésis", grand livre consacré aux oeuvres majeures de la littérature occidentale ("son hymne à la littérature occidentale"). Il vécut et enseigna dans les bâtiments de l'université turque, situés dans l'ancien palais de Kâmil Pacha, traducteur en turc ottoman du Télémaque de Fénelon, développement de l'Odyssée d'Homère. Ce même Fénelon, moins tragiquement, fut exilé de Versailles à Cambrai, dans son diocèse, pour avoir déplu à Louis XIV avec son Télémaque, qu'il n'aurait pu écrire sans les humanistes érudits byzantins chassés de Constantinople / Istanbul par les Turcs ottomans. Ainsi, d'exils en exils, se tisse un réseau d'analogies et de rimes narratives relevant de la biographie. Leur nombre, dans ce petit livre de 180 pages, est immense et exaltant (cela donne envie d'étudier les liens entre la littérature et l'exil) et l'on est touché de retrouver de vieilles connaissances, comme Fénelon, Racine, Rousseau, Proust, Goethe, W.G. Sebald, et mille autres.

Alors, s'agit-il d'une étude littéraire, d'une autobiographie ou d'une série de notes biographiques ? Les trois en même temps, semble-t-il. Il s'agit, au sens où Montaigne l'entend, d'un essai : une oeuvre de pensée qui s'enracine dans la vie concrète de son auteur, dans sa culture livresque et dans sa créativité d'homme de lettres, capable d'articuler sa vie, ses lectures, son intérêt pour les autres et son expérience historique.L'exposé des idées n'empêche pas le récit, la narration développe des concepts. Daniel Mendelsohn renoue ici avec la grande tradition humaniste de la Renaissance, et son Virgile, son guide, est Erich Auerbach, auteur de Mimesis et spécialiste de Dante. Cet humaniste s'obstine à chercher et à affirmer "un lien commun entre les cultures" (gemeinsame Verbindung der Kulturen, p. 173) et donc entre les hommes. Un lecteur avisé, sur Goodreads, signale qu'en nos temps barbares de repli identitaire, frileux et furieux, sur des couleurs de peau, des genres, des mythes historiques et des ressentiments victimaires, pareil livre est bienvenu, qui relie les hommes entre eux. Même si l'auteur est impeccablement, politiquement correct (il y a même des migrants dans son texte, comme dans "Yoga" de Carrère, une saine ignorance de gauche de la littérature hébraïque traditionnelle, et l'éloge à la mode de cette catastrophe humaine qu'est l'exil), son livre reste bienvenu,- mais vain, car les barbares ne lisent pas et brûlent les livres humanistes.
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